Plus de six heures après, l’intendant Nicolas Arsoff et ses convives étaient encore à table. La jeune femme riait, coquetait et se prêtait d’assez bonne grâce aux galanteries du Tatar. L’Allemand fumait, enveloppé dans un nuage de fumée, et ne paraissait pas se soucier beaucoup de sa femme. Quant à Nicolas Arsoff, il était ivre et son ivresse était communicative.
– Belle dame, disait-il à la jolie Allemande, la foire de Moscou n’ouvre pas encore, et vous avez bien le temps d’arriver dans la grande ville. Vous ne me refuserez pas de venir passer une huitaine de jours dans mon château ?
Il disait « mon château », comme si le comte Potenieff n’eût pas existé. La jeune femme répondait :
– Si mon mari le veut, je ne demande pas mieux.
L’Allemand tournait la tête, regardait Arsoff d’un air abruti et répondait :
– Ya, mein herr.
Nicolas Arsoff était de plus en plus ivre. Néanmoins il frappa bruyamment du poing sur la table, et l’hôtelier s’empressa d’accourir.
– Holà, dit-il, qu’on prépare les chevaux ! qu’on porte dans la téléga les bagages de ces voyageurs ! Nous allons partir.
Puis il demanda encore à boire, et l’Allemand s’empressa de lui verser un grand verre de kirsch. Arsoff l’avala d’un trait, se leva en chancelant, voulut prendre la taille de la jeune femme, fit un faux pas et roula sous la table. Alors l’Allemand et sa compagne échangèrent un regard et un sourire. Bientôt après, en proie à l’ivresse la plus absorbante, Nicolas Arsoff ronflait comme l’orgue d’une cathédrale. L’Allemand le poussa du pied sous la table, et, cette fois, murmura en excellent français :
– Tu peux dormir tout à ton aise, triple brute !
L’intendant, quand il était arrivé à Studianka, portait en bandoulière un sac de cuir qui paraissait contenir son argent et ses papiers. En se mettant à table, il avait ouvert le sac et parcouru négligemment une lettre revêtue de plusieurs timbres et qui paraissait venir de Moscou. Quand l’Allemand l’entendit ronfler, il dit à sa compagne :
– Vite, voyons la lettre !
La jeune femme s’empara du sac qui était accroché à une chaise, l’ouvrit et en tira la lettre en question. L’Allemand la prit, courut à la signature et dit :
– C’est bien du comte Potenieff.
Et il lut. Le comte mandait ceci à son intendant :
« Nicolas Arsoff,
« Tu recevras d’ici à peu de jours une jeune fille française, l’institutrice de ma fille Olga, que je renvoie en France. Mme Poupatine, une vieille gouvernante, l’accompagne jusqu’au château. Tu renverras Mme Poupatine à Moscou, avec le traîneau qui les aura amenées toutes deux, et tu conduiras la jeune fille en Allemagne, où tu tâcheras de la confier à quelque famille qui aille en France. Que Dieu te garde !
« POTENIEFF. »
L’Allemand passa la lettre à la jeune femme, qui dit :
– C’est bien cela, nous avions calculé juste.
– Oui, mais le vicomte est pareillement en route pour le château du comte Potenieff, dit l’Allemand, et il doit être arrivé. Fouille dans le sac.
Parmi d’autres papiers, la jeune femme démêla une lettre revêtue de timbres polonais. Elle la prit, et, comme cette lettre était écrite en russe, elle en fit la traduction :
« Cher seigneur Nicolas Arsoff,
« Il y a longtemps que nous ne nous sommes vus, mais vous ne pouvez m’avoir complètement oublié.
« C’est votre vieil ami Hermann, de Varsovie, qui vous écrit pour vous annoncer qu’à quarante-huit heures de distance il suit la présente lettre, et qu’il arrivera chez vous en compagnie d’un gentilhomme français, le vicomte de Morlux.
« Le vicomte se rend en Russie pour des affaires de famille et d’intérêt. Il sait votre hospitalité magnifique, et désire faire votre connaissance.
« Je dois vous dire que le vicomte est un gentilhomme vraiment fort riche et des plus généreux. Vous n’aurez pas à vous repentir de l’avoir reçu.
« HERMANN. »
– Quelle date porte la lettre Hermann ? demanda l’Allemand.
– La date du 24.
– C’est aujourd’hui le 30, n’est-ce pas ?
– Oui.
– Et le timbre du dernier bureau de poste, quel est-il ?
– Celui de Studianka.
– À quelle date ?
– À la date du 29.
L’Allemand respira.
– Le vicomte n’est donc pas arrivé encore ? dit-il.
Et en ce moment l’hôtelier rentra dans la salle, et voyant Nicolas Arsoff étendu sous la table il se mit à rire.
– Ne vous étonnez pas de cela, dit-il. Jamais le seigneur Arsoff n’est venu à Studianka sans s’y mettre en pareil état. Nous y sommes habitués, ses gens et moi.
– Ah ! fit l’Allemand.
– Quand les chevaux sont prêts, poursuivit l’hôtelier, on le porte dans la téléga, et, bien qu’il soit ivre mort, on se met en route.
– Eh bien ! demanda la jeune femme, les chevaux sont-ils prêts ?
– Oui, madame.
– Appelez les gens, alors, et faites-le placer dans le traîneau. Nous l’envelopperons de sa pelisse. Est-ce loin, le château où nous allons ?
Malgré la terreur que Nicolas Arsoff inspirait, l’hôtelier eut le courage de son opinion.
– Comment ! dit-il, vous l’accompagnez ?
– Sans doute, puisqu’il nous a invités à l’aller visiter.
– Mais, madame…, balbutia l’hôtelier, ne lui avez-vous pas dit… que… vous aviez… des valeurs considérables sur vous ?
– Oui.
L’hôtelier se gratta l’oreille, tourna et retourna son bonnet dans ses mains, et dit après un moment d’hésitation :
– À votre place, je n’irais pas chez cet homme.
Mais alors l’Allemand, toujours enveloppé dans les nuages de sa pipe eut un de ces sourires qui dénotent la sécurité la plus complète.
– Nous ne craignons absolument rien, dit-il.
L’hôtelier n’hésita plus. Nicolas Arsoff, ivre mort, fut transporté dans la téléga et couché en travers sur la banquette du fond. Le moujik qui conduisait l’attelage ne parut nullement étonné de voir son maître en cet état. En outre, comme le bruit s’était répandu dans l’auberge que le farouche intendant trouvait la jeune étrangère de son goût et lui avait proposé de l’emmener dans les terres du comte Potenieff, le moujik ne témoigna aucune surprise de voir cette dernière, et celui qu’on supposait être son mari, monter dans le traîneau. Cependant l’hôtelier crut devoir donner à l’Allemand un dernier conseil :
– Prenez garde… et Dieu vous garde ! dit-il.
Pour toute réponse, l’Allemand entrouvrit un moment sa pelisse, et l’hôtelier put voir les crosses luisantes de deux pistolets et le manche d’un poignard. Le moujik siffla, et la téléga partit avec la rapidité de l’éclair, son cheval de brancards trottant, les deux autres chevaux de palonnier galopant, selon la mode russe. L’Allemand s’était assis sur le siège à côté du moujik.
– Où est le prochain relais de poste ? lui demanda-t-il après une heure de marche.
– À Peterhoff, répondit le moujik, qui indiqua le village allongé sur la rive droite de la Bérésina. Quand nous serons à Peterhoff, nous prendrons à droite, traverserons un marais gelé et entrerons dans les bois. C’est là que commencent les terres du comte Potenieff.
Comme l’avait dit le moujik, on changea de chevaux à Peterhoff. Là, l’attention de l’Allemand et de sa compagne fut attirée par les traces toutes fraîches d’un traîneau. Il entra dans la maison du relais et questionna le maître de poste. Celui-ci lui répondit :
– C’est un Français qui a passé ici hier soir. Le froid était vif, et je l’ai engagé à coucher à Peterhoff ; mais il a voulu continuer sa route.
– Mais, dit l’Allemand, le sillon du traîneau ne date pas d’hier soir, mais bien de ce matin.
– Attendez… je vais vous expliquer… Ce gentilhomme est donc parti ; en route, de l’autre côté du bois, il a été attaqué par les loups.
– Ah ! fit l’Allemand, qui paraissait s’intéresser beaucoup au récit du maître de poste.
– Il est allé, poursuivit ce dernier, jusqu’à l’auberge du Sava, et il y a passé la nuit.
« Ce matin, il est repassé par ici, parce que, a-t-il dit, il ne voulait pas s’exposer de nouveau, en se rendant chez le comte Potenieff par la voie la plus courte, à être attaqué de nouveau par les loups.
– Ils sont donc bien féroces ? demanda l’Allemand avec flegme.
– Ils ont mangé un cosaque la nuit dernière, et ils allaient dévorer la jeune fille, une Française…
L’Allemand tressaillit à ces mots.
– Quand le gentilhomme est arrivé à son secours, ajouta l’hôtelier ; et, il l’a sauvée… mais elle est comme folle !… elle a passé par ici avec le Français…
– Ah ! dit l’Allemand, qui ne put réprimer une légère émotion. L’hôtelier, trouvant un auditeur complaisant, raconta alors dans tous ses détails, l’histoire de Madeleine, qu’il tenait de M. de Morlux, lequel avait repassé par Peterhoff il y avait une heure et se rendait, emmenant la jeune fille, au château du comte Potenieff. L’Allemand remonta alors dans la téléga. Nicolas Arsoff ronflait de plus belle sous un monceau de pelisses et de couvertures. L’Allemand échangea quelques mots en français avec sa compagne ; puis, reprenant sa place à côté du moujik, il se mit à caresser nonchalamment le pommeau d’un de ses pistolets, et lui dit :
– Le traîneau qui nous précède a une heure d’avance, mais il faut absolument le rejoindre.
– C’est difficile, répondit le moujik.
– Dix roubles pour toi si tu le rejoins.
– Et si je ne le puis…
– Alors, dit l’Allemand sans se départir de son flegme, je te casserai la tête.
Et il arma son pistolet… et le moujik épouvanté cingla ses trois chevaux d’un vigoureux coup de fouet.