XV

– En vérité, maître, vous avez eu la main aussi malheureuse que le cœur bien placé, disait, le matin de ce jour-là, l’ancien valet de chambre Hermann à M. le vicomte Karle de Morlux…

Ils étaient en traîneau et retournaient sur Peterhoff. Mais ils emmenaient Madeleine. Madeleine, l’œil brillant de folie, s’était assise à l’arrière de la téléga, promenant autour d’elle un regard égaré, on devinait qu’elle n’avait plus conscience de ce qui s’était passé. Le vicomte et son ancien serviteur parlèrent allemand.

– Ah ! tu trouves que j’ai eu la main malheureuse ? fit M. de Morlux en ricanant.

– Dame ! vous alliez en Russie, pourquoi ?…

– Pour me défaire de la petite, pardine !

– Eh bien ! les loups se fussent chargés de la besogne sans vous.

– C’est assez vrai, ce que tu dis là ; mais aurais-je jamais eu la preuve de sa mort ?

– C’est juste.

– Tandis que maintenant que je l’ai sous la main, je verrai.

Ces quelques mots échangés entre le maître et le serviteur prouvent surabondamment ce qui s’était passé à l’auberge du Sava. Madeleine revenue à elle avait remercié son sauveur avec d’autant plus d’effusion que M. de Morlux lui avait adressé la parole en français. Ensuite le gentilhomme avait les cheveux blancs et savait imprimer à sa physionomie un air vénérable. Madeleine avait vu en lui un protecteur. Le moujik Pierre n’était point mort encore. La vieille hôtesse du Sava le soignait avec une sollicitude maternelle, tant les mauvais instincts sont sympathiques aux mauvais instincts. Elle avait versé dans sa blessure un baume mystérieux dont elle disait merveille, et, penchée sur le grabat du grenier dans lequel on avait transporté le blessé, elle lui disait :

– Vas, tu guériras ! et quand tu seras guéri, nous verrons…

La dame au chien continuait à se lamenter sur le corps du roquet et ne s’inquiétait pas plus de Madeleine que si la jeune fille n’eût pas existé. Cette dernière avait raconté son histoire à M. de Morlux impassible. M. de Morlux lui avait répondu :

– Je me rends précisément au château du comte Potenieff, et je vous y conduirai, si vous le voulez.

Madeleine avait accepté. Elle était donc montée dans la téléga du vicomte, sans que la vieille dame songeât à la retenir. Elle avait hâte de fuir cette horrible auberge du Sava. Où allait-elle ? peu lui importait ! Les cheveux blancs de M. de Morlux lui inspiraient une confiance aveugle. Mais la raison de Madeleine avait été si fortement ébranlée depuis quelques heures, que le calme qu’elle venait de retrouver devait être de courte durée. Une fois en route, elle fut frappée d’une sorte de prostration morale et physique, qui amena dans son esprit un trouble et un dérangement graduels. Elle parla d’Yvan, puis du moujik, puis des loups… La téléga repassa à l’endroit même où les féroces carnassiers avaient dévoré le cosaque. Le bonnet du malheureux était tout ce qui restait de lui. Madeleine aperçut cette dépouille, et la folie la reprit.

Ce fut alors que M. de Morlux et Hermann se mirent à causer en langue allemande. Mais ils auraient pu s’exprimer en français devant Madeleine ; elle ne les eût ni entendus ni compris.

– Enfin, disait Hermann, l’essentiel est que nous la tenions : Nicolas Arsoff nous aidera bien à la faire disparaître.

M. de Morlux regardait Madeleine :

– Elle est belle ! bien belle…, murmura-t-il enfin.

– Ma foi ! monsieur le vicomte, dit Hermann avec un mauvais sourire, je n’ai pas de conseil à vous donner, mais…

– Parle donc, fit le vicomte.

– Qu’est-ce que vous voulez ? conserver la fortune de la baronne Miller ?

– Naturellement.

– Deux personnes seules pouvaient vous la disputer : les filles de la baronne.

– Elles seules, dit M. de Morlux.

– L’une est morte…

– Oh ! bien morte, répondit M. de Morlux.

– Reste celle-ci…

Et Hermann regardait Madeleine qui avait toujours les yeux fixés sur cette plaine de neige que le traîneau traversait.

– Eh bien ? fit M. de Morlux.

– Pourquoi ne l’épousez-vous pas ? ajouta Hermann.

Le vicomte tressaillit.

– Et qui te dit que je n’y avais point déjà songé ? répondit M. de Morlux tout rêveur.

À partir de ce moment, le vicomte ne desserra plus les dents jusqu’à Peterhoff où il changea de chevaux, raconta la scène des loups et le danger auquel il avait soustrait la jeune fille, puis se remit en route pour le château du comte Potenieff.

C’était donc une heure après environ que l’Allemand, sa femme et l’intendant Nicolas Arsoff, ce dernier ivre mort, étaient arrivés au relais de poste de Peterhoff. Le moujik, stimulé par la promesse de dix roubles et plus encore peut-être par la menace de se voir brûler la cervelle, s’était mis à fouetter ses chevaux. Le traîneau ne courait plus, il volait… L’Allemand sauta du siège dans l’intérieur de la téléga et dit à la jeune femme :

– Il faut pourtant secouer cet ivrogne !

Et il prit Nicolas Arsoff par le bras et lui cria :

– Hé ! Excellence !

L’ivrogne ouvrit un œil, le referma et fit entendre une sorte de grognement.

– Aux grands maux, les grands remèdes, dit alors l’Allemand.

Il ouvrit son sac de voyage et en retira un petit flacon qu’il déboucha et passa sous les narines du dormeur. Soudain Nicolas Arsoff s’éveilla et bondit sur ses pieds ; puis, se frottant les yeux, il regarda ses deux compagnons de voyage. La jeune femme lui sourit. L’Allemand reprit sa figure honnête et niaise. Le flacon que venait de respirer Nicolas Arsoff contenait de l’ammoniaque, et son effet avait été instantané. Nicolas n’était plus ivre.

– Vous le voyez, Excellence, dit la jeune femme, nous avons tenu votre invitation pour sérieuse.

L’intendant leva sur elle un regard ardent de convoitise.

– Vous êtes adorable, dit-il.

Et il eut l’audace de lui prendre la main et de vouloir y mettre un baiser. Mais en ce moment quelque chose de froid s’appuya sur sa tempe. On eût dit un anneau fait avec de la glace. C’était le pistolet de l’Allemand. Nicolas était lâche comme tous ceux qui sont cruels. Il jeta un cri d’épouvante.

– Mon bonhomme, lui dit alors l’Allemand, aussi vrai que je suis ici, si vous vous permettez avec mademoiselle la moindre familiarité, je vous casse la tête.

Il y avait vingt ans que Nicolas Arsoff jouait le rôle de tyran dans ce pays-là ; vingt ans qu’il n’avait vu autour de lui que des esclaves tremblants. Et voici qu’un homme se dressait, et que l’œil de cet homme le forçait à courber le front. Aussi ne put-il se défendre de cette question naïve :

– Qui donc êtes-vous ?

– Je suis ton maître, dit l’Allemand.

– Mon maître ?… Vous ?

– Oui, un homme à qui tu obéiras…

Le costume que portait l’Allemand était cependant celui d’un bourgeois, et l’Allemand avait remis le pistolet à sa ceinture. Nicolas essaya de payer d’audace :

– Je n’ai pourtant pas d’ordre à recevoir de vous, dit-il.

– Mais tu en as à recevoir de moi, dit tout à coup la jeune femme. Nicolas tourna les yeux vers elle ; elle lui parut transfigurée. Ce n’était plus cette physionomie douce et mélancolique qui avait éveillé en lui une âpre convoitise. C’était un visage hautain, dédaigneux, dominateur ; et comme un lointain souvenir passa alors dans le cerveau de l’intendant.

– Je suis donc bien changée, ou ta mémoire est bien courte, esclave, dit-elle, que tu ne me reconnais pas !

– Vous… mais… madame, balbutia Nicolas Arsoff.

– Tu n’as pourtant pas toujours été au service du comte Potenieff ? poursuivit-elle.

– C’est vrai.

– Et tu as eu un autre maître…

– Oui, dit-il encore, le baron Sherkoff.

Et comme il prononçait ce nom, il se souvint et s’écria :

– Vous, dit-il, vous, madame la baronne Sherkoff ?

– Oui, esclave !

Il se mit à genoux et balbutia des mots d’excuse. Mais elle reprit :

– Écoute-moi bien, esclave, et apprête-toi à m’obéir.

– Je vous obéirai, balbutia-t-il.

– Un homme, un Français est en route pour ton château.

– Vous savez cela ? fit-il étonné.

– C’est le vicomte de Morlux, et il est accompagné d’un homme que tu connais.

– Oui, Hermann… de Varsovie.

– Tu attends aussi, poursuivit la jeune femme, une demoiselle française ?

– Certainement ; l’institutrice de Mlle Olga Potenieff.

– Eh bien ! tous deux sont en route et nous précèdent. Sais-tu ce que veut le gentilhomme ?

– Non.

– Il veut la mort ou le déshonneur de la pauvre jeune fille, et il a compté sur ton infamie.

Nicolas courba la tête.

– Eh bien, moi, je ne le veux pas, dit-elle, aussi vrai que je me suis appelée la baronne Sherkoff.

– Aussi vrai, ajouta l’Allemand, que je m’appelle Rocambole !…

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