Il y eut, après ces paroles de M. de Morlux, un moment de silence entre Nicolas Arsoff et lui. L’intendant dit enfin :
– Mon cher monsieur, vous voulez me tenter ?…
Il n’était point dépourvu d’une certaine astuce, et il se défiait.
– Je ne cherche à tenter que ceux qui sont susceptibles de céder à la tentation, répondit froidement M. de Morlux. Tu rêves un peu haut, mon maître, ajouta-t-il d’un ton moqueur.
– Que voulez-vous dire ? fit Nicolas.
– Je veux dire que, lorsque tu dors, ton cœur monte facilement jusqu’à tes lèvres et qu’il t’échappe bien des révélations dans ton sommeil.
Nicolas devint inquiet.
– J’ai donc rêvé devant vous ? dit-il.
– Oui.
– Et j’ai dit ?… fit-il avec anxiété.
– Que tu aimais la femme blonde.
Nicolas eut un gros rire.
– Ce n’est pas un mystère, murmura-t-il.
– Pardon, c’en est un ; car tu l’aimes et la crains, car tu lui obéis comme un esclave…
– Vous savez cela ?
– Tu la crains, poursuivit M. de Morlux, parce que c’est la femme de ton ancien maître, qu’elle appartient à l’aristocratie russe… et que tu redoutes sa colère…
– Taisez-vous ! taisez-vous ! murmura Nicolas avec terreur.
– Tu la crains encore, parce que tu redoutes l’homme qui l’accompagne.
– C’est vrai, fit naïvement l’intendant ; il me fait peur…
– Raison de plus pour le faire enrôler dans l’armée du czar.
Mais le calme de M. de Morlux ne rassurait point l’intendant Nicolas Arsoff.
– Les commissaires envoyés par le gouvernement, dit-il, ne s’y tromperont pas…
– Tu crois ?
– Et jamais, continua l’intendant, ils ne voudront prendre pour un paysan de mon domaine cet étranger qui leur dira son nom…
– Tu te trompes.
– Pourquoi ?
– Parce que, au lieu de dire son nom, cet homme a intérêt à le cacher.
– Ah !
– Et il préférera encore être enrôlé comme soldat que laisser constater son identité.
– Est-ce bien vrai, cela ? fit Nicolas Arsoff avec une certaine défiance.
– C’est vrai.
M. de Morlux s’avançait beaucoup peut-être en parlant ainsi, car il était évident que Rocambole ne s’était pas mis en route sans papiers bien en règle, sous un nom quelconque.
Mais l’essentiel pour lui était d’entraîner Nicolas et de lui faire partager ses vues. Aussi, lui dit-il encore :
– Il te paraît étonnant que cet homme, qui accompagne une femme de la haute aristocratie russe, ait quelque chose à craindre ?
– Dame ! fit naïvement Nicolas Arsoff.
– Tiens ! lis… c’est une lettre de France que j’ai reçue ce matin.
En Russie, le noble d’une certaine éducation ne parle que le français. Par suite, son intendant doit savoir lire et écrire cette langue. Sous ce rapport, Nicolas ne laissait rien à désirer. M. de Morlux suivait, sous ses yeux, le passage de la lettre de Timoléon relatif à Vanda. Timoléon, on s’en souvient, prétendait dans cette lettre que Vanda était accusée de relations avec l’insurrection polonaise. Or, Nicolas Arsoff savait ce que pouvait peser, à un moment donné, une pareille accusation.
– S’il en est ainsi, dit-il avec un éclair de joie féroce dans ses petits yeux méchants, elle est à moi !…
– Si tu te débarrasses de l’autre, ricana M. de Morlux.
– Puisque vous dites qu’il aimera mieux se laisser massacrer que de dire qui il est.
– Sans doute, mais…
L’attitude de M. de Morlux indiquait une certaine hésitation.
– Eh bien ? dit l’intendant.
– Tu aimes Vanda, reprit le vicomte.
La physionomie bête et stupide de Nicolas exprima une convoitise ardente et bestiale.
– Oh ! fit-il.
– Eh bien ! moi, j’aime la jeune fille malade.
– À votre aise, dit Nicolas avec un rire ignoble.
– Si tu me sers je te servirai, poursuivit M. de Morlux.
– C’est dit, répliqua l’intendant.
– Ensuite, reprit M. de Morlux, il ne faut pas t’imaginer que tu t’empareras sans danger d’un gaillard comme cet homme.
La terreur que Rocambole avait su inspirer à Nicolas reprit ce dernier :
– J’ai des pistolets, dit-il.
– Et il se défendra comme un lion, ajouta M. de Morlux. Sans compter que s’il soupçonnait une seconde le projet que nous avons, il le déjouerait avec autant de facilité qu’un enfant détruit un château de cartes en soufflant dessus.
Nicolas devint pensif.
– Je sais bien un moyen, dit-il, de le paralyser complètement, au moins pendant quelques heures.
– Quel moyen ? demanda M. de Morlux avec curiosité.
– Écoutez, dit Nicolas. Quand nous voulons nous rendre maîtres d’un paysan révolté, et que nous prévoyons une vigoureuse résistance de sa part, nous mettons tout en œuvre pour glisser dans sa maison une personne qui le trahisse.
– Je ne comprends pas bien, fit M. de Morlux.
– Cette personne, poursuivit Nicolas, mêle alors aux aliments de cet homme une drogue que certainement vous connaissez, et qu’on appelle de l’opium.
M. de Morlux sourit.
– Avec un homme comme Rocambole, dit-il, j’ai peur que ce ne soit un jeu d’enfant.
– L’opium maîtrise tout le monde, répondit Nicolas ; il jette l’homme dans une sorte de stupeur et d’abrutissement qui, selon la dose absorbée, dure plusieurs jours.
– Oui, oui, dit M. de Morlux, je sais cela. Mais le difficile est de lui faire avaler de l’opium. Il n’est pas homme à boire et à manger sans se défier.
– Pour boire et manger, vous avez raison, dit Nicolas : mais fumer… M. de Morlux tressaillit.
– Vous savez que chaque soir, après dîner, il ouvre son sac de voyage et en tire une demi-douzaine de cigares.
– Oui. Et il les fume ?
– Pas tous, quelquefois… Voyez !
Il y avait sur une table, dans la grande salle du poêle, une coupe en jade blanc que Nicolas désigna. Dans cette coupe étaient encore deux de ces cigares sans pareils, quoi qu’on en dise, que la régie française vend sous le nom de londrès, et qui sont à tous les autres produits de La Havane ce qu’est le vin de Bordeaux à tous les vins d’Espagne ou de Sicile.
– Attendez-moi, dit Nicolas, vous allez voir.
L’intendant sortit de la salle et monta dans ce qu’il appelait son cabinet. Une vaste pièce encombrée de sacs de grains, de fusils, de poires à poudre, d’instruments de pêche et de jardinage, et de quelques meubles boiteux parmi lesquels figurait une sorte de bahut dans lequel l’intendant serrait ses papiers et son argent. Il ouvrit un des tiroirs de ce meuble et y prit un morceau d’opium de la grosseur d’une tête d’épingle, qu’il se mit à pétrir dans ses doigts et allonger comme une aiguille. Puis il rejoignit M. de Morlux. Celui-ci ferma la porte alors et se tint tout auprès, de façon à pouvoir prévenir l’intendant en temps utile, si Vanda venait à descendre.
– Voyez-vous, dit Nicolas, en prenant un des cigares dans la coupe de jade, si j’introduisais cela dans le bout de cigare qui doit brûler, à la troisième bouffée on s’en apercevrait incontestablement.
En même temps, il prit une épingle et souleva délicatement une des feuilles du cigare.
– C’est par le bout opposé qu’il faut introduire le narcotique, reprit-il ; de telle façon que la fumée s’en imprègne en passant, mais que cependant il ne brûle point.
« L’ivresse qui se communique ainsi est dix fois plus terrible que celle qu’on obtiendrait en fumant tranquillement un morceau d’opium dans une pipe.
– Ah ! fit M. de Morlux étonné.
– C’est l’histoire d’un verre d’absinthe, qui, étendu d’eau, grise bien davantage, ajouta Nicolas Arsoff.
Cette observation arracha un sourire à M. de Morlux.
– Voilà un ivrogne, pensa-t-il, qui est cependant d’une certaine force sur la théorie des boissons.
Nicolas Arsoff avait si bien allongé le morceau d’opium, qu’il n’avait plus que l’épaisseur d’un fil ; et il le glissa sous la première feuille du cigare avec une si merveilleuse adresse que l’œil le plus exercé, examinant ensuite le cigare, n’aurait pu constater aucune altération dans sa forme et dans sa pureté.
– S’il fume celui-là, dit alors l’intendant, nous pourrons sans danger l’envoyer au gouverneur militaire de Studianka.