En Russie, le service de la poste aux chevaux est mieux organisé que celui de la poste aux lettres. Les neiges, qui n’interrompent que rarement le premier, sont quelquefois un sérieux obstacle au second. Le château de Lifrou n’avait pas de service postal régulier avec Studianka. Seulement, quand une lettre arrivait dans le bureau de cette petite ville ou dans celui de Peterhoff, à l’adresse de maître Nicolas Arsoff ou de quelqu’un de ses paysans, le directeur envoyait un moujik dans un traîneau, et le moujik apportait le message. Or, en quittant Paris, M. de Morlux avait recommandé à ses gens de lui expédier ses lettres à Varsovie, poste restante. Arrivé à Varsovie, il avait, sur le conseil de son valet de chambre Hermann, recommandé qu’on lui adressât tout ce qui arrivait pour lui au château de Lifrou, district de Studianka, en Russie.
Après sa conversation avec Hermann et les révélations que l’ivrogne Arsoff avaient faites dans son sommeil, on le devine, le vicomte avait passé une assez mauvaise nuit. Il était sous le même toit que Rocambole, et Rocambole n’était pas homme à être venu si loin pour faire un simple voyage d’agrément. Jusqu’au jour, M. de Morlux avait médité, la main sur ses pistolets, qu’il avait glissés sous son traversin. Mais le jour était venu avec un gai rayon de soleil, et M. de Morlux, le visage collé aux vitres de sa fenêtre, avait attendu avec impatience le moment où il apercevrait son ennemi. L’Allemand, c’est-à-dire Rocambole, était resté, comme nous l’avons déjà dit, chez Madeleine, auprès de laquelle Vanda avait passé la nuit. Puis il était sorti avec Vanda et l’avait emmenée sur la chaussée de l’étang pour causer plus librement en plein air. M. de Morlux l’avait donc vu partir, son fusil sur l’épaule, et il s’était dit :
– Je vais avoir quelques heures devant moi pour réfléchir.
Or, tandis que Rocambole et Vanda s’éloignaient, un traîneau entra bruyamment dans la cour de Lifrou. C’était la poste, c’est-à-dire un moujik, qui arrivait porteur de deux lettres. L’une était réexpédiée du bureau de Varsovie au château de Lifrou, à l’adresse de M. le vicomte Karle de Morlux. L’autre était pour Nicolas Arsoff. Un valet se chargea d’apporter la sienne à M. de Morlux. Ce dernier, avant de briser le cachet, se prit à examiner les différents timbres qui couvraient l’enveloppe. La lettre paraissait partir de Liverpool, avoir été expédiée à Paris d’abord, puis en Allemagne. Elle avait une dizaine de jours de date. M. de Morlux reconnut l’écriture de la suscription. C’était celle de Timoléon.
– Ah ! pensa-t-il, le drôle réclame sans doute ses cinquante mille francs.
Et il ouvrit la lettre sans trop de précipitation, croyant en deviner le contenu. La lettre commençait ainsi :
« Monsieur le vicomte,
« Il est probable que nous ne nous reverrons jamais, car je m’embarque dans une heure pour l’Amérique.
« Un de nos anciens agents, honnête, par extraordinaire, s’est présenté chez vous, a été renvoyé chez le baron votre frère, a touché les cinquante mille francs convenus entre nous, et me les a expédiés.
« Cette somme, et quelques économies que j’emporte, va me permettre de vivre dans le Nouveau Monde, à l’abri des persécutions de Rocambole.
« Car nous avons été battus, monsieur le vicomte, n’en doutez pas.
À ces derniers mots, M. de Morlux laissa échapper une exclamation de surprise. Puis il continua à lire :
« Je ne suis pas sûr de ce que j’avance, mais la conviction remplace la preuve, et je suis convaincu.
« J’ai assisté à l’enterrement d’Antoinette, je l’ai vue inanimée et froide dans sa bière, mais je crois cependant qu’elle n’est pas morte.
L’émotion qu’éprouva alors M. de Morlux fut si forte que la lettre lui échappa des mains. Cependant, il se remit et poursuivit sa lecture :
« Durant les deux jours qui ont suivi le drame de Saint-Lazare, j’ai été l’esclave de Rocambole. La vie de ma fille en dépendait. J’ai dû faire réclamer, par son ordre, le corps d’Antoinette et acheter un terrain pour elle. Ce n’est que dans la nuit qui a suivi les funérailles que ma fille m’a été rendue.
« Mais je ne pouvais vous prévenir avant d’avoir quitté la France, comme vous allez voir. Ce gueux de Rocambole, pour se débarrasser à tout jamais de moi, a provoqué une descente de police dans mon domicile de la rue des Prêtres, et on y a trouvé votre portefeuille vide. C’est donc moi qui suis le voleur. Je vais donc me mettre à l’abri à l’étranger. Mais, avant de partir, je me venge de Rocambole en vous mettant sur vos gardes.
« Antoinette, plongée en léthargie, a été ensevelie toute vivante. Elle a dû être déterrée quelques heures plus tard ; j’en suis certain. Quant à votre neveu Agénor, il est à Paris, en relations avec Rocambole. Enfin, le jour où nous avons fait cerner la maison du Chemin-des-Dames, nous avons été joués comme des enfants. Rocambole s’est échappé par un tunnel creusé sous la chaussée de la rue et aboutissant au cimetière Montmartre.
« Un dernier mot, monsieur le vicomte. Rocambole a pour complice et pour compagne une aventurière du nom de Vanda, autrefois baronne de Sherkoff. Cette femme, excessivement dangereuse, née à Vilna, a été longtemps l’objet des recherches de la police russe, qui la soupçonne d’avoir entretenu des relations avec l’insurrection polonaise. Peut-être pourrez-vous vous en débarrasser en vous adressant à l’ambassade moscovite. Tous les renseignements que je vous donne là, et dont vous ferez certainement votre profit, valent bien, j’ose le croire, les cinquante mille francs que j’ai touchés, et que je n’ai pas gagnés, puisque Antoinette n’est pas morte. Sur ce, monsieur le vicomte, j’ai l’honneur de me dire votre très obéissant
« TIMOLÉON. »
M. de Morlux demeura un moment comme foudroyé par cette lettre. Mais c’était un homme de haute et sauvage énergie que le vicomte Karle, et il redressa bientôt la tête.
– Eh bien, murmura-t-il, à nous deux, Rocambole.
La lettre reçue par Nicolas Arsoff était de nature bien différente. C’était le gouverneur militaire de Studianka qui écrivait au digne intendant et disait :
« Nicolas Arsoff,
« Il vous est enjoint d’envoyer, sous trois jours, le contingent d’hommes fournis annuellement par les propriétaires à l’armée. Votre contingent, à vous, est de trois hommes.
« Vous aurez soin que ces trois hommes arrivent à Studianka sous bonne escorte. Je vous salue.
« P…
« Gouverneur militaire. »
Nicolas Arsoff était parfaitement dégrisé quand il avait reçu cette lettre. On la lui avait apportée dans la chambre de Madeleine. Mais, comme un quart d’heure après, Vanda revint, l’intendant recouvra sa liberté, sortit et descendit se chauffer au poêle de la grande salle. M. de Morlux, redevenu calme, impassible, s’y trouvait et fumait un cigare.
– Vous avez l’air soucieux, mon maître, dit-il à Nicolas.
– Il y a de quoi, répondit Nicolas avec humeur.
– Que vous arrive-t-il donc ?
– C’est le gouvernement qui me demande trois soldats.
– Ah !
– Je compte bien me débarrasser en sa faveur de ce drôle nommé Alexis que j’ai fait fouetter, il y a deux jours. Ensuite, je trouverai peut-être quelque ivrogne qui, tout compte fait, est une charge pour nous et qu’il vaut mieux donner au czar. Mais il me faut un troisième soldat…
M. de Morlux tressaillit.
– Voulez-vous un bon conseil ? dit-il.
– Oui, fit Nicolas.
– Aimez-vous toujours cette jeune Allemande ?
Nicolas pâlit :
– Pourquoi me demandez-vous cela ? fit-il avec une émotion subite.
– Parce que, dit froidement M. de Morlux, ce serait une belle occasion de vous débarrasser de son mari.
– Oh ! fit Nicolas, dont la figure bestiale prit une soudaine expression de férocité.
Et tous deux se regardèrent alors comme deux démons prêts à signer un pacte infâme et terrible.