Nous avons laissé Rocambole causant avec Vanda sur la chaussée de l’étang et lui disant ces derniers mots :
– Non, il ne faut pas que cet homme soit puni ici. C’est à Paris que je lui réserve le juste châtiment de ses crimes.
Vanda s’en allait à petits pas vers le château, tandis que Rocambole s’éloignait. Tout à coup, celui-ci s’arrêta et se retourna. Vanda s’était arrêtée aussi. Ils n’étaient guère qu’à cent pas l’un de l’autre, et Rocambole lui fit un signe. Vanda comprit qu’il avait encore quelque chose à lui dire. Elle revint donc sur ses pas. Rocambole s’assit sur un tronc d’arbre, posa son fusil auprès de lui et dit à la jeune femme :
– Cela t’étonne, n’est-ce pas, dit-il, que lorsqu’il me serait si facile de me débarrasser de M. de Morlux d’un coup de carabine ou d’un coup de poignard, je ne le fasse point ?
– En effet.
– Si je le tuais, pourtant, qui nous rendrait la fortune de Madeleine et d’Antoinette ?
– C’est juste ; mais alors, dit Vanda, que sommes-nous venus faire ici ?
– Nous sommes venus sauver Madeleine.
La belle Russe regarda Rocambole d’un air interrogateur.
– Mon ami, dit-elle, il est une chose que je ne comprends pas très bien.
– Parle.
– Comment arracherons-nous Madeleine à cet homme sans le frapper ?
– Écoute… Penses-tu que la jeune fille puisse supporter un nouveau voyage dès demain ?
– Elle est bien faible, répondit Vanda, mais il y a en elle une telle énergie que j’ose croire qu’elle nous suivrait si elle pensait être exposée à de nouveaux dangers.
– Jusqu’à ce jour, reprit Rocambole, elle ne sait pas qui nous sommes ?
– Non, elle croit que le hasard seul nous a amenés ici.
– Eh bien ! il est temps de parler.
– Mais nous croira-t-elle ?
– Oui, en lui parlant de Milon et en lui montrant la lettre d’Antoinette, sa sœur.
– Quand ?
– Aujourd’hui même, car il faut lui annoncer que nous partons dans la nuit.
– C’est bien, dit Vanda ; mais j’ai encore une objection à faire.
– Laquelle ?
– Chaque soir, cette brute de Nicolas Arsoff est ivre.
– Je le sais.
– Et une fois ivre, c’est un être dont il ne faut rien espérer. Or, M. de Morlux ne doit dormir que d’un œil…
– Toutes mes précautions sont prises.
– Ah !
– Crois-tu donc, fit Rocambole, avec un sourire, que je m’en vais le matin, depuis deux jours, pour ne rentrer que le soir à la seule fin de tuer des martres zibelines et de me faire une pelisse de renard bleu ?
– Je ne le pense pas, murmura Vanda avec un sourire.
– Tu te souviens du paysan fouetté à Studianka ?
– Oui. Est-ce que tu l’as revu ?
– J’avais besoin d’un homme qui exécrât Nicolas Arsoff et n’eût pas de plus ardent désir que celui de fuir les domaines du comte Potenieff ; je l’ai trouvé en lui.
– Quel rôle jouera-t-il donc ?
– Avec l’or que je lui ai donné, il s’est procuré un traîneau et des chevaux. Cette nuit, un peu après que tout le monde sera couché au château, il se trouvera avec sa femme, car il a épousé Catherine hier devant le pope du village, il se trouvera, dis-je, au bout de cette clairière et nous attendra.
– Mais comment sortirons-nous du château ? Car, ajouta Vanda, tu le sais, on lâche chaque soir, dans la cour, deux grands molosses qui feraient, si l’on tentait de sortir, un bruit d’enfer.
– J’ai prévu cela. Aussi, n’est-ce point par la cour que nous sortirons.
– Par où donc ?
– Par la fenêtre de Madeleine, qui donne sur la façade opposée à la cour, et par conséquent aux croisées de M. de Morlux.
– Maître, dit Vanda avec admiration, tu prévois tout.
– Allons, ajouta Rocambole, rentre au château et fais-toi reconnaître de Madeleine et soyons prêts à partir cette nuit.
Et il quitta Vanda, son fusil sur l’épaule et sifflotant un air de chasse. Au-delà de l’étang se trouvait une bande de forêt de quelques centaines de mètres de profondeur. Au-delà de la forêt, une plaine au milieu de laquelle se dressait un des villages faisant partie du domaine du comte Potenieff. Ce fut vers cette misérable agglomération de cahutes que se dirigea Rocambole. La maison d’Alexis était la première du village. Le paysan et sa jeune femme étaient sur le seuil de leur porte. À la vue de Rocambole, leur visage, mélancolique, exprima la joie la plus complète. On devinait que cet homme étrange avait déjà exercé sur eux ce mystérieux pouvoir de fascination dont il était doué. Il leur avait donné de l’or, à eux misérables ; il leur avait parlé de liberté, à eux qui étaient esclaves ! Enfin, il leur avait promis de les protéger contre Nicolas Arsoff, dont ils redoutaient la vengeance ; et il avait tenu parole sur ce dernier point, car depuis trois jours, le farouche intendant paraissait les avoir oubliés, et ils avaient pu se marier la veille sans rencontrer d’obstacles.
– Ah ! lui dit Catherine, la belle et hardie paysanne qui avait osé braver l’amour du tyran, nous avons passé une horrible nuit, seigneur.
– Et pourquoi, mes enfants ? demanda Rocambole en entrant dans la hutte, et après avoir posé son fusil dans un coin, en venant s’asseoir auprès du poêle.
– Moi, dit Alexis, je n’avais pas peur, car j’étais résolu à tuer le misérable, s’il s’était présenté.
– Vous avez eu tort, Catherine, dit Rocambole, de douter de moi. L’heure de la liberté approche.
– Je suis prêt à partir, dit Alexis.
– Tu as le traîneau ?
– Et les chevaux, Excellence. Quand partons-nous ?
– Cette nuit.
– Et vous nous emmènerez en France ? demanda Catherine avec joie.
– Oui, mon enfant.
Catherine et Alexis se mirent à genoux devant Rocambole et lui baisèrent les mains. Puis il leur donna ses dernières instructions. Tous deux devaient être avec le traîneau derrière le château à minuit. Contre l’usage russe, les chevaux n’auraient pas de clochettes. Enfin, Rocambole glissa dans sa carnassière une longue corde à nœuds, d’une extrême solidité, qui devait permettre aux trois fugitifs de descendre par la fenêtre de Madeleine. Puis il sortit.
– Il fera une belle nuit pour notre voyage, dit Alexis en le reconduisant vers la porte de la chaumière.
Et il montrait le ciel du doigt. Quelques nuages blancs montaient à l’horizon et obscurcissaient les rayons du soleil.
– Tenez, ajouta le paysan, la nuit sera noire ; ce soir, il n’y aura ni lune ni étoiles ; et il ne fait pas assez froid pour que les loups nous tracassent.
Rocambole s’en alla, chassa comme de coutume et rentra à Lifrou un peu avant la nuit. M. de Morlux, Hermann et Nicolas Arsoff se chauffaient auprès du poêle. Le faux Allemand avait repris sa physionomie insignifiante et candide qui avait si bien abusé le vicomte. Il échangea quelques mots avec ces trois personnes, parla de la foire de Moscou, qui approchait, et de son projet de quitter le château sous deux jours ; puis il se mit à table, comme de coutume, avec l’intendant et Vanda, qui avait un moment quitté la jeune malade. Le vicomte Karle de Morlux se montra d’une gaieté toute française. Nicolas Arsoff but comme à l’ordinaire ; et Rocambole ne put soupçonner que sa boisson était abondamment coupée d’eau. Enfin, le souper terminé, M. de Morlux tira un cigare de son étui et l’offrit au faux Allemand. Mais celui-ci refusa :
– Excusez-moi, reprit-il, je préfère les cigares de France que j’ai apportés avec moi.
Et il s’approcha de la coupe de jade vert. En ce moment, Vanda se glissa auprès de lui.
– Eh bien ? demanda Rocambole.
– Elle sait tout.
– Elle partira ?
– Quand nous voudrons.
– C’est bien.
– Est-ce toujours pour cette nuit ?
– Oui.
– Mais comment descendrons-nous par la fenêtre ?
– Au moyen d’une corde à nœuds, qui est dans ma carnassière. Remonte de bonne heure, moi je reste ici le dernier. J’attends que Morlux soit couché et que l’intendant soit ivre.
En même temps, Rocambole mit la main dans la coupe, y prit un de ses cigares, le porta à ses lèvres et l’alluma avec le papier enflammé que lui tendit Nicolas Arsoff.