Nous avons laissé Yvan à l’auberge du Sava, disant à Pierre le moujik :
– Fais-moi ta confession, car tu vas mourir !
Pierre était lâche. Il lui avait suffi de regarder Yvan pour deviner le sort qui l’attendait. En effet, Yvan était pâle et tout son corps était agité de ce frémissement nerveux que les gens du Nord ont désigné sous le nom pittoresque de colère blanche.
– Je veux tout savoir, répéta Yvan en fixant sur le moujik un regard étincelant comme une lame d’épée au soleil.
Et il prit un pistolet à sa ceinture et le posa sur la table.
– Maître ! répéta le moujik tout tremblant, c’est votre père qui a tout fait.
– Mon père !…
– Oui.
– Esclave, dit Yvan, explique-toi, je le veux !
Malgré ces paroles impérieuses, sa voix s’était radoucie, et le moujik espéra un moment qu’il aurait la vie sauve s’il avouait tout. Le valet de chambre Beruto était entré dans la salle d’auberge, et il assistait, impassible et muet, à cette étrange scène. Alors le moujik raconta tout. Il ne passa sous silence aucun détail, même le plus insignifiant. Il narra comment, quinze jours auparavant, le comte Potenieff, se dirigeant sur Moscou en toute hâte, avait été frappé du son de sa voix. Et en effet, bien qu’il soit fort difficile à soi-même d’être juge en pareille matière, Yvan s’avoua que le moujik avait un organe identique au sien. L’arrivée à Moscou, l’ordre qu’il avait reçu, lui Pierre, de jouer le rôle de muet, tout, jusqu’à l’infâme comédie à laquelle il s’était prêté de bonne grâce, il n’oublia rien. Yvan, pâle et l’œil en feu, écoutait. Il avait croisé ses bras sur sa poitrine, et l’on eût dit un juge suprême prêt à rendre une sentence de mort. Quand il en fut à raconter le départ de Moscou et le voyage, le moujik s’exprima ainsi :
– Le comte votre père ne voulait pas que vous revissiez jamais Mlle Madeleine, et si, contre son attente, vous deviez la revoir, il voulait qu’elle fût tombée si bas que désormais il vous fût impossible d’en faire votre femme.
– Après ? dit froidement Yvan.
– Alors, comme je la trouvais belle…
– Misérable ! hurla Yvan.
– Votre Excellence, dit humblement le moujik, ne m’a-t-elle pas ordonné de parler ?…
– C’est juste, continue.
Et Yvan attendit.
– Votre père, continua le moujik, me dit, au moment où nous partions : « Elle a vingt mille francs dans son sac de voyage… c’est une jolie dot. »
– Après ? après ? répéta Yvan.
– Dame ! reprit le moujik, je ne vaux pas mieux qu’un autre homme, moi, et quand nous sommes arrivés ici…
– Eh bien ?
– Le postillon qui nous a conduits s’est laissé corrompre et il s’en est allé… la femme qui tient l’auberge a promis de faire ce que je voudrais…
Yvan interrompit brusquement Pierre le moujik :
– Et cette vieille sorcière ? dit-il.
Il montrait du doigt la vieille dame qui continuait à se lamenter sur la mort de son affreux chien.
– Elle, dit le moujik avec dédain, elle ne s’occupait que de son chien.
– Ah !
– J’ai fait ce que j’ai voulu, j’ai tenté du moins, poursuivit Pierre, qui essaya et parvint, pour un moment, à détourner la colère d’Yvan et à la faire tomber sur la vieille dame de compagnie.
– Mais, dit Yvan, Madeleine s’est débattue ?
– Oh ! oui.
– Elle a crié ?
– Je crois bien et elle s’est défendue vaillamment, allez ! Voyez en quel état je suis…
Et Pierre montrait les blessures que Madeleine lui avait faites avec le sabre du cosaque.
– Et cette femme ?…
– Cette femme était couchée là, et elle n’a pas bougé.
La colère d’Yvan éclata comme une tempête. Il saisit la vieille dame par le bras et la jeta rudement à genoux.
– Est-ce vrai, cela ? dit-il, est-ce vrai ce que dit cet homme ?
Elle répondit par une espèce de gémissement et leva sur Yvan un œil égaré.
– Femme, dit le jeune homme, vous êtes plus coupable que cet homme, vous ! et il est juste que vous soyez punie la première.
Il tira sa montre qui marquait quatre heures de l’après-midi. Il n’y avait plus qu’une heure de jour. Le traîneau était resté attelé à la porte de l’auberge et le postillon était sur son siège.
– Beruto ! appela Yvan.
Le valet de chambre s’approcha. Yvan prit le bras de la vieille dame, qui jeta un cri, et l’enleva comme une plume. Puis il la porta dans le traîneau où il la jeta toute pantelante.
– Beruto ! continua Yvan, écoute bien mes ordres, et, si tu veux rester à mon service, exécute-les. On avait confié Madeleine à cette femme, et cette femme a abandonné Madeleine ; il faut qu’elle soit châtiée. Tu vas monter dans le traîneau, le postillon continuera sa route vers Moscou. Lorsque vous serez dans la forêt, à la nuit, tu feras arrêter et tu déposeras cette femme à terre. Elle y mourra de froid et de faim, à moins que les loups n’en fassent leur pâture.
La vieille dame jetait des cris horribles.
– Obéis-moi, Beruto, ordonna Yvan.
Et le traîneau partit. Alors le fils du comte Potenieff rentra dans l’auberge et s’assit tranquillement auprès du poêle. Pierre le moujik, épouvanté, n’osait prononcer une parole ni faire un mouvement. Un moment il se crut sauvé, car Yvan ne paraissait plus songer à lui. Le jeune officier avait allumé sa large pipe et il fumait tranquillement. Une heure s’écoula ; le jour baissait de plus en plus, et le soleil s’était couché derrière les sapins qui formaient l’horizon. Yvan fumait toujours, et Pierre le moujik ne bougeait. Tout à coup, on entendit dans l’éloignement le bruit des clochettes de la téléga. C’était Beruto qui revenait. Yvan se mit sur le seuil de la porte et attendit. Beruto avait sans doute exécuté les ordres de son nouveau maître, car la vieille dame n’était plus dans le traîneau. Alors Yvan regarda le moujik. Et son regard fut si terrible, que le misérable comprit que son heure était venue.
– Fais ta prière, lui dit Yvan.
– Mais… seigneur…
– Fait ta prière ! répéta Yvan.
Il prit les pistolets qui étaient sur la table et les arma. Pierre se mit à genoux.
– Grâce ! maître, grâce, balbutia-t-il.
– Non ! pas de grâce pour toi ! répéta Yvan. Et, tirant sa montre de nouveau :
– Je te donne dix minutes pour faire ta prière.
Le moujik avait joint les mains et regardait avec une épouvante vertigineuse Yvan qui examinait froidement les amorces de ses pistolets. Mais, en ce moment, un nouveau bruit de clochettes se fit entendre. Pierre eut un de ces espoirs suprêmes comme en ont les condamnés qui marchent à l’échafaud. Ce bruit, c’était celui d’un traîneau. D’un traîneau qui avançait rapidement et qui, peut-être, s’arrêterait à la porte du Sava. À ce bruit, Yvan fronça le sourcil et sortit de nouveau sur le pas de la porte, mais sans abandonner ses pistolets, et répétant :
– Fais ta prière ! tu n’as plus que sept minutes.
Le moujik eut l’air de prier : mais le cou tendu, il écoutait le bruit des clochettes qui devenait de plus en plus distinct. C’était en effet un traîneau plein de monde qui arrivait à toute vitesse : le traîneau du prince Maropoulof. Le prince reconnut Yvan :
– Potenieff ! s’écria-t-il.
Et il sauta en bas du traîneau.
– Ah ! c’est vous, prince, dit Yvan. Passez votre chemin, je vous prie.
– Comme vous êtes pâle ! dit le prince ; et pourquoi ce front sinistre ? Pourquoi ces armes que vous avez à la main ?
Et il entra dans l’auberge, suivi de deux de ses amis qui étaient comme lui sortis du traîneau. Yvan montra le moujik.
– Vous voyez cet homme ? dit-il.
– Oui.
– Il va mourir.
– Pourquoi ?
– Pour expier un grand crime.
– Et ce crime, demanda le prince, quel est-il ?
Yvan répondit d’une voix de tonnerre :
– Il a outragé une jeune fille que j’aime et qu’on appelle Madeleine.
À ce nom, le prince Maropoulof et ses amis échangèrent un sourire d’incrédulité et de compassion. Un sourire qui signifiait : « Le comte Kourof disait vrai, ce pauvre Yvan est bien réellement fou ! »