XVI

Le château du comte Potenieff était une résidence au milieu des bois et des marais qui couvrent cette partie de l’empire moscovite qu’on appelle la Russie noire. Cette résidence, car ce n’était pas un château dans l’acception occidentale du mot, était un vaste bâtiment carré à deux étages, défendu au nord et à l’est par un étang bordé d’ajoncs, au sud par une forêt impénétrable. On n’y arrivait facilement que par une chaussée construite au milieu de l’étang, très profond en de certains endroits, et glacé huit mois de l’année, mais non point d’une façon assez complète pour qu’on osât s’y aventurer en traîneau. Le comte Potenieff, nous l’avons dit, préférait ses terres de la Russie méridionale et ne venait jamais à Lifrou, c’était le nom de ce domaine. Aussi la maison se ressentait-elle de cet abandon du maître.

Nicolas Arsoff, homme paresseux, ivrogne et débauché, prisait peu le confortable intérieur ; il vivait beaucoup au-dehors, toujours en route pour quelque ville voisine ou quelqu’un des villages qui dépendaient, terres et serfs, du domaine de Lifrou. Les paysans qui lui étaient soumis étaient les plus malheureux de tous, à vingt lieues à la ronde, et Nicolas, presque toujours ivre, ne recouvrait son sang-froid et sa raison que lorsqu’il fallait faire payer les taxes et les redevances, ou fournir des soldats au gouvernement. Alors, comme le choix des hommes dépendait de lui, malheur à celui dont il convoitait la fiancée ; malheur à cet autre qui avait reçu le knout en murmurant !…

Donc, le château de Lifrou était peu en état de recevoir de nobles hôtes. M. de Morlux y était arrivé en même temps que les deux Allemands amenés par Nicolas Arsoff. C’est-à-dire que le moujik de ce dernier avait fait merveille et atteint le traîneau du vicomte au moment où il s’engageait sur la chaussée de l’étang. M. de Morlux avait à peine regardé Rocambole et Vanda. Rocambole avait si merveilleusement l’art des déguisements, il se faisait si bien une tête, comme on dit au théâtre, et changeait si aisément de costume, de manières et l’accent que rien en lui ne rappela au vicomte le major Avatar. Quant à Vanda, M. de Morlux la voyait pour la première fois. Or, quarante-huit heures après leur arrivée à Lifrou, voici quelle était la situation respective de ces divers personnages. Rocambole, qui se faisait appeler Samuel Beeckmann et se disait toujours négociant allemand, avait repris cette honnête et niaise figure qui avait séduit l’hôtelier de Studianka. Il s’était donné comme grand chasseur, et Nicolas Arsoff lui avait donné pour guide un paysan qui le conduisait dans les forêts environnantes, d’où il revenait chaque soir avec une carnassière pleine. Nicolas Arsoff paraissait faire à la prétendue Allemande une cour fort assidue.

Madeleine commençait à se remettre des terribles secousses morales qu’elle avait éprouvées. Folle un moment, elle était bientôt revenue à la raison, grâce aux soins empressés dont elle avait été l’objet de la part de Vanda. Celle-ci s’était établie sa garde-malade, car elle tenait le lit depuis son arrivée à Lifrou. Elle veillait à ce que toute boisson, tout aliment destinés à la jeune fille lui passassent par les mains. C’était l’ordre exprès de Rocambole. Cependant, comme on va le voir, cette précaution parut bien inutile à Vanda.

Le lendemain de ce jour où les deux traîneaux avaient lutté de vitesse sur la route de Peterhoff à Lifrou, l’honnête négociant sortit de sa chambre son fusil sur l’épaule, et pénétra dans celle où Vanda était auprès de Madeleine. Sur le seuil, il trouva Nicolas Arsoff. Comme il était de bonne heure, l’intendant était à jeun et avait l’esprit libre.

– Esclave, lui dit Rocambole, fais bien attention à mes ordres.

– Oui, maître, balbutia l’intendant.

– Tu vas entrer avec moi dans la chambre de la jeune fille.

– Elle va mieux, dit Nicolas, elle a dormi cette nuit, elle ne parle plus de loups.

– C’est bien. Tu entreras donc avec moi et tu resteras auprès d’elle tout le temps que Mme la baronne, avec qui j’ai à causer, sera absente.

L’intendant s’inclina.

– Tu veilleras, ajouta Rocambole, à ce que le Français n’entre pas.

– Oui, dit Nicolas.

Madeleine, en voyant entrer Rocambole, lui sourit et lui dit :

– Ah ! monsieur, madame est bien bonne pour moi.

– Comment vous trouvez-vous, mademoiselle ?

– Mieux, beaucoup mieux, répondit-elle tristement.

Rocambole fit un signe à Vanda, qui sortit. Tous deux quittèrent l’habitation et s’engagèrent sur la chaussée de l’étang.

– Les murs peuvent avoir des oreilles, dit Rocambole, et il faut jouer serré.

Vanda eut un sourire.

– Mon ami, dit-elle, je crois que M. de Morlux n’est pas aussi à craindre que vous le pensez.

– Plaît-il ? fit Rocambole.

– Il aime Madeleine.

Rocambole fit un pas en arrière.

– Oh ! si cela était !… fit-il.

– Eh bien !

– L’heure du châtiment de cet homme serait proche.

– Je ne comprends pas, dit Vanda. En quoi cet amour serait-il un châtiment ?

– Femme, dit Rocambole, tu as bien souffert, cependant, et tu devrais deviner que si l’amour s’empare du cœur de ce misérable, il y fera de tels ravages que nous n’aurons pas besoin de le frapper nous-mêmes.

– Vous avez peut-être raison, dit Vanda pensive.

– Mais quoi donc te fait croire ce que tu viens de me dire ? reprit Rocambole.

– Une conversation que j’ai surprise.

– Entre qui ?

– Entre Morlux et cet Hermann, qui est son âme damnée.

– Quand ?

– Hier soir, auprès du poêle – il était tard. Nicolas Arsoff ronflait ivre mort, appuyé sur la table, ses bras lui servant d’oreiller. Je m’étais retirée avec vous, et j’étais montée dans la chambre de Madeleine. La jeune fille dormait. Je descendis pour lui préparer la potion que, deux nuits de suite, je lui ai déjà fait prendre, après son premier sommeil.

« Un bruit de voix m’attira vers la grande salle du rez-de-chaussée où nous avions soupe. Le poêle était rouge, mais la salle était plongée dans une demi-obscurité. Hermann et M. de Morlux causaient. Mes pas étaient si légers qu’ils ne m’entendirent pas entrer et je me tins à une certaine distance sans éveiller leur attention.

« – Monsieur, disait Hermann, il faut pourtant vous décider à prendre un parti.

« M. de Morlux, dont le visage était éclairé par les reflets du poêle, leva sur son valet de chambre un regard presque hébété.

« – Ah ! dit-il, c’est juste.

« – Je vous ai donné un mauvais conseil, monsieur, je le vois, reprit Hermann.

« – Que veux-tu dire ?

« – Vous trouviez Madeleine belle…

« – Oh ! bien belle !… fit le vicomte avec extase.

« – Et je vous ai dit : Au lieu de la tuer, mieux vaut l’épouser. De cette façon vous ne rendrez pas la fortune.

« – Oui, dit-il, c’est juste ce que tu dis là, mais…

« Et il soupira profondément et retomba dans une sorte de rêverie que Hermann respecta un moment. Je m’étais blottie dans l’angle le plus obscur de la salle et je suspendais mon haleine. Tout à coup le vicomte quitta son siège et se mit à se promener à grands pas autour du poêle.

« – Oui, oui, dit-il avec ironie, ce serait charmant en vérité… une femme jeune et belle… on en parlerait quelque peu à Paris… et on envierait mon bonheur ; mais ce bonheur ne durerait pas… Est-ce qu’une femme de vingt ans peut aimer un homme de cinquante… surtout quand il a de la neige sur la tête ?… Allons donc.

« – Vous seriez donc jaloux ? fit Hermann.

« – Comme un tigre. Et puis…

« Il s’arrêta indécis.

« – « Et puis ? fit encore le valet.

« – Est-ce qu’elle n’aime pas ce Russe, cet Yvan dont elle prononce le nom dans ses rêves délirants ?

« – Bah ! un homme en fait oublier un autre.

« – Non, non, dit M. de Morlux, ce serait folie… Et puis, qui sait ? un jour ou l’autre, elle apprendrait que sa sœur Antoinette…

« Il eut un éclat de rire sardonique et ajouta :

« – Non, dit-il, ce n’est pas pour cela que je suis venu en Russie.

« – Alors, monsieur, reprit Hermann, il faut vous décider, Nicolas fera ce que nous voudrons…

« Mais, en ce moment, M. de Morlux se laissa retomber sur son siège avec accablement :

« – Je ne me reconnais plus, balbutia-t-il. Le cœur me manque comme à une femme.

– Est-ce là tout ce que tu as entendu ? demanda Rocambole.

– Oui, je suis sortie doucement et je suis remontée auprès de Madeleine.

Rocambole était devenu pensif et murmurait :

– Non, ce n’est pas ici que je veux châtier cet homme. C’est à Paris. Ici, il faut nous borner à protéger Madeleine.

Et Rocambole s’éloigna, enjoignant à Vanda de retourner sur-le-champ auprès de la jeune fille.

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