XVII

Vanda, la veille au soir, avait quitté trop tôt cet angle obscur de la grande salle, où elle avait surpris la conversation de M. de Morlux et d’Hermann. Elle avait cru tout savoir, et en remontant auprès de Madeleine, elle ne se doutait pas de ce qui allait arriver.

– Dites donc, maître, fit Hermann, que pensez-vous de ces deux Allemands qui sont ici ?

– Je pense, répondit le vicomte, que le mari est un niais et la femme une coquette que l’amour de cette brute qui dort flatte énormément.

– Je ne suis pas de votre avis, moi.

– Pourquoi donc ?

– Et je crois que ces gens-là ne sont pas venus ici par hasard.

– Nicolas dit le contraire, pourtant. Il les a rencontrés à Studianka.

– Mais le moujik qui conduisait le traîneau de Nicolas, dans lequel se trouvaient ces deux étrangers, soutient une tout autre opinion.

– Et que prétend-il ?

– D’abord qu’au relais de poste de Peterhoff l’Allemand s’est enquis avec vivacité de notre passage et a manifesté une assez grande émotion lorsqu’il a appris que nous avions une femme avec nous.

– Vraiment ! fit M. de Morlux, qui fronça imperceptiblement le sourcil.

– Il paraît, continua Hermann, que lorsque le traîneau a quitté Peterhoff, l’intendant était ivre et dormait, absolument comme en ce moment-ci.

– Eh bien ?

– L’Allemand est monté sur le siège à côté du moujik, et lui a dit : « Il faut rejoindre le traîneau dont voici les traces. » C’était du nôtre qu’il parlait.

– Bon ! après ?

– « Si tu les rejoins tu auras dix roubles », a-t-il ajouté. « Sinon je te brûle la cervelle. » Et il lui appliqua un pistolet sur le front.

– Quel intérêt cet homme pouvait-il donc avoir à nous rejoindre ? murmura M. de Morlux pensif.

– Attendez, reprit Hermann, ce n’est pas tout encore. Comme l’intendant dormait toujours, ils l’ont réveillé en lui passant un flacon sous le nez. L’autre s’est dressé sur ses pieds, tout à fait dégrisé. Le moujik n’a pas bien compris ce qui s’était passé alors. Seulement il a revu les pistolets dont l’Allemand l’avait menacé lui-même, puis il s’est aperçu que le maître Nicolas Arsoff était devenu tout tremblant et se courbait sous le regard de ces deux étrangers.

– Et comment as-tu su tout cela ? demanda M. de Morlux.

– D’une manière bien simple, répondit Hermann. Le moujik avait acheté de l’eau-de-vie de pomme de terre, et comme il a l’ivresse communicative et que je l’ai surpris buvant, il m’a dit :

« – C’est le seigneur allemand qui paie tout cela.

« L’Allemand lui avait, en effet, donné les dix roubles promis. Je l’ai questionné, il m’a répondu.

Hermann fut interrompu par une espèce de grognement qui n’avait rien d’humain en apparence. Cependant ce grognement partait d’une poitrine d’homme, comme purent s’en apercevoir M. de Morlux et son ancien valet de chambre. C’était Nicolas Arsoff qui passait du sommeil bestial à un autre sommeil, celui du rêve.

– Chut ! fit M. de Morlux, écoutons…

Nicolas balbutiait des mots sans suite et s’agitait dans son grand fauteuil de cuir. Un nom vint à ses lèvres.

– Vanda !

Puis de ce corps abruti, de cette bouche hébétée, de cette poitrine rendue sourde par l’usage immodéré des boissons fermentées, s’échappèrent successivement des expressions de colère et de supplication. Nicolas parlait en russe, et M. de Morlux ne comprenait pas cette langue.

– Que dit-il ? demanda le vicomte en se penchant vers Hermann.

Hermann traduisit :

– C’est vrai, disait Nicolas, vous êtes la femme de mon ancien maître, et je suis son esclave…

– Oh ! oh ! interrompit M. de Morlux, serait-ce de l’Allemand qu’il voudrait parler ?

L’ivrogne continua son étrange monologue :

– Esclave !… pour elle, je suis un esclave !… mais le baron est mort, il est mort ruiné… et je suis riche, moi… riche de tout ce que j’ai volé au comte Potenieff. Et puis on m’a affranchi… et je ne suis plus un serf… et si elle voulait m’aimer…

Le poêle rouge projetait ses reflets sur le visage tourmenté de l’intendant. M. de Morlux le vit grimacer un horrible sourire. Puis il continua, rêvant toujours :

– Et si je tuais cet homme qui l’accompagne !… cet homme qui me parle en maître… sous l’œil de qui je me sens frissonner… Comment s’appelle-t-il, cet homme ?… Ah ! ah ! ah !

Nicolas se tut et entra dans son sommeil léthargique.

– Il est évident, dit M. de Morlux, que c’est de l’étrangère qu’il veut parler…

– Et, dit Hermann, il y a du vrai dans cela.

– Comment ?

– Je sais plus de choses encore que le moujik ne m’en a dit.

– Que sais-tu ?

– Quand nous sommes en présence, Nicolas fait à cette femme une cour qui n’est rien moins que respectueuse.

– Eh bien ?

– Mais quand il est seul avec elle, il lui parle avec une soumission et une servilité sans pareilles.

– Es-tu sûr de cela ?

– Je les ai surpris hier, après le déjeuner, et je vous assure que Nicolas avait bien l’attitude d’un esclave devant cette femme.

– Mais… cet homme… qui l’accompagne… et passe ses journées à courir les bois… quel est-il ?

– Monsieur le vicomte, dit Hermann, vous m’avez prouvé, en vous souvenant de moi, que vous faisiez quelque cas de ma perspicacité et de mes talents.

– Sans doute, dit le vicomte.

– J’ai voulu justifier votre opinion. J’ai observé, sans vous faire part de mes observations tout d’abord.

– Eh bien, qu’en résulte-t-il ?

– Que ces gens-là, l’homme à la figure niaise, la femme qui, vis-à-vis de nous, a les manières d’une petite bourgeoise allemande, sont ici dans un but opposé au nôtre.

– En vérité !

– Vous venez pour y perdre Madeleine.

À ce nom, M. de Morlux tressaillit.

– Ils viennent pour la protéger, acheva Hermann ; qui sait si ce ne sont pas des amis de M. Yvan Potenieff, dont elle a été si brusquement séparée ?

M. de Morlux ne répondit pas. Il se souvenait qu’on avait pareillement voulu sauver Antoinette. Hermann reprit :

– Ensuite, vous croyez peut-être que les cheveux et la barbe de l’Allemand sont d’un blond naturel ?

– Mais, sans doute.

– Vous vous trompez encore, mon maître ; les cheveux et la barbe sont postiches.

– En es-tu sûr ? s’écria M. de Morlux.

Et involontairement il songea à cet homme, dont Timoléon avait eu si grand-peur et qu’il croyait voir à la fois dans le médecin mulâtre et le major russe Avatar. L’ivrogne se trémoussa de nouveau dans son fauteuil.

– Écoutons encore, murmura Hermann.

En effet, Nicolas Arsoff entrouvrit les lèvres et murmura :

– Je ne suis plus, après tout, l’esclave du baron Sherkoff… ou le vôtre… et vous êtes ici en mon pouvoir… car je suis puissant aujourd’hui, aussi puissant qu’un vrai boyard… Aucune femme ne me résiste… Je fais donner le fouet à quiconque discute mes volontés… Je suis Nicolas Arsoff le terrible, comme on m’appelle… Et s’il me plaisait de faire lier cet homme et de l’envoyer en Sibérie, je le pourrais… Cet homme qu’elle aime… cet homme qui m’appelle esclave… Oh ! si je n’avais pas peur !…

Le visage de Nicolas Arsoff exprimait en effet une terreur superstitieuse.

Il se tut un moment, étreint par le sommeil de plomb qui l’accablait ; mais le rêve reprit son empire.

– Il me fait trembler rien qu’en me regardant, cet homme, continua Nicolas Arsoff. Il m’appelle esclave et je souris. S’il avait un fouet, je tendrais l’épaule… C’est pour lui obéir que je trompe les deux Français.

– Voilà un renseignement précieux à recueillir, murmura M. de Morlux.

– Voyez-vous ? fit Hermann ; m’étais-je trompé ?

Le dormeur continua :

– Mais comment se nomme-t-il donc, cet homme que la baronne Sherkoff appelle maître ?

– Autre renseignement, se dit le vicomte.

Et il se pencha sur Nicolas Arsoff pour mieux saisir au passage les paroles qui s’échappaient de ses lèvres.

– Un drôle de nom pourtant, murmura le dormeur… un nom comme je n’en ai jamais entendu… Ah ! Ah !

Il fit un soubresaut dans son fauteuil et dit encore :

– Je me souviens !

Hermann regarda son ancien maître. M. de Morlux était pâle et ses cheveux blancs semblaient se hérisser.

– Oui, oui, dit Nicolas, je me souviens… C’est bien cela !… Il s’appelle Rocambole !

Soudain, M. de Morlux fit un pas en arrière, étouffant un cri d’étonnement et presque de terreur.

– Rocambole ! répéta-t-il, Rocambole ! Mais c’est donc un démon, cet homme ?…

Et, comme Timoléon, quinze jours auparavant, M. de Morlux eut peur.

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