Quelques heures auparavant, Vanda, obéissant aux ordres de Rocambole, était restée dans la chambre de Madeleine. La jeune fille était plus calme ; ses crises nerveuses avaient disparu, et les folles terreurs auxquelles elle avait été en proie s’étaient peu à peu dissipées. Mais restait la douleur profonde ; cette douleur qui veillait muette sur son âme blessée. Madeleine aimait Yvan, et elle en était séparée pour toujours…
Pour elle, jusqu’à cette heure, Vanda n’était autre chose qu’une amie de hasard, une étrangère qui, émue de compassion, s’était intéressée à elle et lui avait prodigué ses soins. Jusque-là, Madeleine ne lui avait parlé ni de sa sœur, ni de sa triste situation, et Vanda s’était tenue sur la réserve. Aussi, la jeune fille fut-elle stupéfaite lorsque Vanda, revenant s’asseoir à son chevet, après avoir poussé le verrou de la porte, lui dit :
– Mademoiselle, savez-vous que j’ai fait six cents lieues tout exprès pour vous ?
– Pourquoi ? exclama la jeune fille.
– Oui, répéta Vanda, pour vous sauver…
– Me sauver ?
– D’un danger plus terrible que tous ceux que vous avez courus jusqu’à présent.
Madeleine regardait Vanda avec un étonnement qui allait grandissant.
– Mais qui donc êtes-vous ? lui dit-elle enfin.
– Je suis une amie de votre sœur Antoinette, répondit Vanda. Madeleine jeta un cri.
– Antoinette ! dit-elle, vous connaissez Antoinette ?
– C’est elle qui m’envoie.
Et Vanda entrouvrit son corsage et tira de son sein une lettre qu’elle tendit à Madeleine. Celle-ci examina le pli d’un œil avide. La suscription portait :
« Pour ma sœur.
C’était bien l’écriture d’Antoinette. Madeleine l’ouvrit précipitamment et lut :
« Ma bonne Madeleine,
« Cette lettre va à ta rencontre. Où te trouvera-t-elle ? Je ne sais. Mais écoute bien mes paroles. Ceux qui te la remettront sont nos meilleurs amis, et tu peux faire aveuglément tout ce qu’ils te demanderont.
« Écoute encore : j’ai retrouvé Milon. Tu sais ? notre bon vieux Milon.
« Je sais le nom de notre mère. Notre mère a laissé une grande fortune. Cette fortune nous a été volée, et les voleurs ont essayé de m’empoisonner, et ils veulent t’assassiner.
« Un homme, le vicomte de Morlux, a quitté Paris il y a quelques heures. Cet homme, c’est le meurtrier de notre mère ; c’est celui qui a voulu m’empoisonner ; c’est celui qui veut te tuer… »
La lettre échappa aux mains de Madeleine.
– Mon Dieu ! fais-je un rêve ?
– Non, vous ne rêvez pas, dit Vanda. C’est bien la réalité. Cet homme qui vous a sauvée des loups a juré votre mort.
– Ciel ! exclama la jeune fille, dont le regard redevint tout à coup égaré.
– Mais nous sommes arrivés à temps pour vous sauver, nous, dit Vanda.
Madeleine la regarda encore.
– Que peut une femme contre un homme ? dit-elle.
– Vous oubliez celui qui est avec moi.
Et elle prononça ce mot avec un certain orgueil. Mais, outre que Madeleine n’avait jamais entendu parler de Rocambole et ignorait la mystérieuse puissance de cet homme, le faux Allemand s’était fait une figure si niaise, il avait si bien, pour tromper la défiance de M. de Morlux, pris l’attitude d’un homme sans initiative et sans énergie, que Madeleine ne put s’empêcher de regarder Vanda, d’un air de doute :
– Ah ! oui, dit-elle, votre mari…
Vanda se prit à sourire.
– Vous ne le connaissez pas, dit-elle ; vous ne pouvez le connaître…
– Ah !
– Mais vous le verrez bientôt à l’œuvre. Êtes-vous assez forte pour partir cette nuit ?
– Oh ! sur-le-champ, si vous voulez, murmura Madeleine, qui songeait à sa mère empoisonnée. Mais ce monstre nous laissera-t-il partir ?
– Toutes nos précautions sont prises, dit Vanda. Il a tout prévu, lui. Et elle prononça ce dernier mot avec un accent qui disait toute sa foi dans le génie de Rocambole. Et comme Madeleine ne paraissait point partager cette conviction :
– Cet homme en qui vous ne croyez pas, dit-elle, a sauvé votre sœur du déshonneur et de la mort ; il a fait sortir Milon du bagne ; il a arrêté dans sa course vertigineuse le couteau de la guillotine qui allait détacher une tête.
Et Vanda fit à Madeleine un tel portrait de Rocambole, que Madeleine eut foi à son tour.
– Ainsi donc, dit-elle, nous partirons ?
– Cette nuit.
– Et où m’emmènerez-vous ?
– En France.
Madeleine soupira, et le nom d’Yvan glissa sur ses lèvres.
– Je sais votre histoire, dit Vanda. Vous aimez Yvan Potenieff ?
– Je l’aime à en mourir… et certainement j’en mourrai, répondit-elle avec son sourire navré.
– Non, dit Vanda, vous n’en mourrez pas : car vous épouserez Yvan.
Madeleine se dressa vivement sur son lit.
– Que dites-vous ? dit-elle.
– Vous épouserez Yvan, répéta Vanda avec cet accent de conviction profonde qui avait déjà frappé Madeleine, parce qu’il le veut.
– Mais le père d’Yvan m’a chassée !
– Oui, dit Vanda, mais il a chassé la pauvre fille sans nom, sans fortune. Vous avez un nom maintenant.
– C’est de l’or que veut le père d’Yvan.
– Votre sœur ne vous dit-elle pas que votre mère a laissé une grande fortune ?
– Mais cette fortune a été volée ?
– Oui, par M. de Morlux ; mais il faudra bien qu’il vous la rende. Et comme Vanda parlait ainsi, la sœur d’Antoinette l’écoutait avec une sorte d’extase, et elle lui parlait d’Yvan et lui racontait l’horrible comédie inventée par le comte Potenieff, et que Pierre le moujik lui avait révélée. Ainsi, elle était toujours aimée ; et Yvan résisterait, elle l’espérait du moins, aux obsessions de sa famille qui voulait lui faire épouser la riche héritière. Et elle aurait le temps, elle Madeleine, de dire à Yvan : « Je suis riche, moi aussi ! »
La journée s’écoula au milieu de ces confidences. Le soir vint, et lorsque la cloche du souper se fit entendre, Vanda quitta Madeleine et descendit dans la grande salle où nous l’avons vue retrouver Rocambole, M. de Morlux et l’intendant Nicolas Arsoff. On se souvient des quelques mots échangés entre elle et Rocambole, au moment où celui-ci allumait un cigare.
Vanda rejoignit Madeleine. Mais, auparavant, elle s’arrêta dans l’immense vestibule où Rocambole avait accroché sa carnassière après un bois de cerf ; et elle s’empara de l’échelle de corde. Les prédictions du paysan Alexis s’étaient réalisées. La nuit était noire. Vanda, après s’être enfermée avec Madeleine, avait fait lever celle-ci et l’avait habillée elle-même. Puis toutes deux, le visage collé aux vitres de la fenêtre, elles avaient interrogé du regard cette vaste plaine de neige au milieu de laquelle devait bientôt apparaître le traîneau libérateur. La soirée s’écoula. Une grande horloge qui était au rez-de-chaussée du château sonna minuit. C’était l’heure indiquée par Rocambole. Tout à coup, Madeleine poussa vivement le bras de Vanda :
– Voyez, dit-elle.
Et elle lui montrait un point lumineux qui venait de surgir dans le lointain. C’était le fanal du traîneau conduit sans doute par Alexis et sa jeune femme Catherine. Le point lumineux dévorait l’espace ; il approchait, et il vint bientôt s’arrêter derrière un bouquet d’arbres, à cent mètres des murs du château. Rocambole ne remontait pas. Vanda et Madeleine attendirent anxieuses, comme attendait le traîneau. Une heure s’écoula. Le château était devenu silencieux ; et les pas des valets et des paysans qui composaient le nombreux domestique de Nicolas Arsoff s’étaient éteints. Rocambole était toujours dans la grande salle du poêle. Vanda entrouvrit la porte de la chambre. Le corridor était plongé dans l’obscurité. Elle prêta l’oreille… et n’entendit aucun bruit. Alors, inquiète, elle se décida à descendre. Le poêle ne projetait plus qu’une lueur incertaine autour de lui. Cependant, Vanda, qui s’était arrêtée sur le seuil de la grande salle, aperçut auprès du poêle un fauteuil. Et, dans ce fauteuil, Rocambole endormi !… Et l’heure de la fuite était venue, et Rocambole dormait. Vanda eut un froid au cœur et pressentit une terrible catastrophe.