Vanda s’approcha du fauteuil et appela tout bas Rocambole. Mais Rocambole n’ouvrit pas les yeux. Alors elle le secoua fortement et cette fois, il s’éveilla. Mais il ne quitta point son fauteuil et se borna à murmurer :
– Est-ce qu’on ne va pas me laisser dormir ?
– Mon ami, dit Vanda, tu rêves encore, éveille-toi…
– Va-t’en au diable, répondit-il.
Cependant il se leva, puis fit deux ou trois pas en chancelant.
– Bon, dit-il, Galilée avait raison. Ce n’est pas le soleil, c’est la terre qui tourne. Je la sens tourner sous mes pieds…
Et il se mit à rire d’un rire hébété, idiot.
– Miséricorde ! murmura Vanda, il est ivre !
Rocambole vint se rasseoir ou plutôt se laisser tomber dans le fauteuil. Puis, regardant toujours Vanda de cet œil d’où toute intelligence paraissait désormais bannie :
– Qui es-tu donc, toi ? fit-il, tu es belle, ce me semble… oh ! bien belle… mais je ne t’ai jamais vue…
Vanda jeta un cri.
– Ah ! dit-elle, le malheureux ne me reconnaît pas ! Rocambole riait d’un rire stupide.
– Idiots ! idiots, tous ces gens là ! disait-il. Ne prétendent-ils pas que je suis Rocambole… Ah ! ah ! ah ! si vous voulez voir Rocambole, allez au bagne de Toulon… Il y est… c’est le forçat Cent dix-sept.
Vanda le saisit par le bras.
– Mais malheureux ! s’écria-t-elle, tais-toi !… veux-tu nous perdre ? Rocambole continuait à rire. Elle voulu l’entraîner hors de la salle ; mais il la repoussa en disant :
– C’est toi qui as dit que j’étais Rocambole, misérable femme, va-t’en ! va-t’en !
Et, sous l’empire de cette folie momentanée, il passa subitement de la gaieté à la colère et voulut frapper Vanda.
– Mon ami, disait celle-ci d’une voix suppliante, je t’en prie… reviens à toi…
Mais Rocambole continuait :
– Je vais vous dire mon histoire, moi, messeigneurs, si vous vouiez la savoir… Je suis le major Avatar… J’ai passé à l’armée française, en Crimée, tandis que mon régiment demeurait fidèle à l’empereur et se faisait hacher sur les remparts de Sébastopol…
– Ciel ! murmura Vanda hors d’elle-même, comment faire taire ce fou ?…
Ce mot l’exaspéra. Il se leva de nouveau, trébuchant toujours, et se jeta sur elle. Puis il voulut la prendre à la gorge. Mais, soudain, ses bras tendus retombèrent et il recula en disant :
– Allons donc ! il ferait beau voir le major Avatar tuer une femme. Et il retomba dans le fauteuil, pleurant comme un enfant.
– Mon Dieu ! murmurait Vanda, et le traîneau qui nous attend… et Madeleine qui est prête !…
Les exclamations de colère de Rocambole avaient fait quelque bruit, et Vanda, consternée, entendait des pas dans l’escalier. M. de Morlux, en costume de nuit, entra le premier, un flambeau à la main.
– Qu’est-ce que tout ce vacarme ? fit-il d’un air qu’il essaya de rendre étonné, mais qui ne trompa point Vanda.
Derrière le vicomte Karle apparurent successivement plusieurs serviteurs et l’ancien valet de chambre Hermann. À la vue de tout ce monde, Rocambole essuya ses larmes et se leva pour la troisième fois. Un moment, Vanda espéra que cette ivresse mystérieuse qui l’étreignait allait se dissiper. Mais Rocambole se mit en fureur, et montrant sa compagne à M. de Morlux :
– Tenez, dit-il, vous voyez cette femme ?
– Mon ami… au nom du ciel !… murmurait Vanda.
– C’est elle qui m’a entraîné à ma perte, continua Rocambole ; aussi vrai que je me nomme le major Avatar. C’est par amour pour elle que j’ai passé à l’ennemi… aussi vrai que je suis indigne de porter désormais un uniforme et des épaulettes !
Et le malheureux dont l’hallucination prenait des proportions étranges, se dépouilla de sa polonaise et la jeta loin de lui. Puis il arracha la fausse barbe qu’il portait et qui était si merveilleusement appliquée, qu’il avait fallu l’œil investigateur d’Hermann pour voir qu’elle était postiche. M. de Morlux fronça le sourcil et Vanda pâlit. Rocambole se débarrassa de tous ses vêtements l’un après l’autre, jurant et vociférant.
Les spectateurs de cette scène étaient muets. Vanda était au supplice. Puis, à l’accès de fureur succéda brusquement une sorte d’atonie, et le malheureux se coucha sur la table, tout de son long, en disant :
– On peut me fusiller… je suis prêt… je sens que j’ai mérité la mort.
– Il est fou ! dit M. de Morlux.
– Non, dit Vanda, qui terrassa le vicomte d’un regard, il est ivre !…
En ce moment, un nouveau personnage apparut, et, à sa vue, Vanda fit un pas en arrière. C’était Nicolas Arsoff. Contre son habitude, et pour la première fois peut-être depuis vingt ans, Nicolas n’était pas ivre à pareille heure. Il avait l’œil calme et le visage tranquille. Derrière lui, se tenaient une demi-douzaine de gens portant des uniformes. C’étaient des soldats envoyés par le gouverneur militaire de Studianka pour faire payer le contingent d’hommes. Il ne parut faire aucune attention à Vanda, pâle et frémissante ; et se tournant vers le sous-officier qui commandait les soldats :
– Tenez, dit-il, voilà l’homme dont je vous ai parlé.
Et il désignait Rocambole. La fausse barbe était à terre. Nicolas Arsoff continua, tandis que Vanda paraissait frappée de stupeur :
– Cet homme est un serf né sur nos terres. Il s’appelle Grégoire Noloff, et il s’est échappé tout jeune pour aller vivre en Allemagne et faire tort à son seigneur de sa personne et de son travail, car il n’a jamais payé l’obrok.
– N’écoutez pas cet homme ! s’écria Vanda. Il ment !…
Rocambole, dans un état complet de prostration, regardait les soldats, l’intendant et tous les gens qui l’entouraient, avec ce rire stupide qu’ont les fous.
– Oui, misérable, répéta Vanda, qui marcha menaçante vers l’intendant, tu mens !
Nicolas haussa les épaules ; et s’adressant toujours au sous-officier :
– N’écoutez pas cette femme, c’est la complice de ce misérable.
Rocambole semblait paralysé, et un sourire idiot glissait maintenant sur ses lèvres.
– Il espère se sauver en jouant la folie, continua l’intendant.
Rocambole s’avança et dit aux soldats :
– Je comprends… vous venez me chercher… pour me fusiller… j’ai mérité mon sort… j’ai passé à l’ennemi… marchons, je suis prêt !…
Et, à demi nu, il vint se placer au milieu d’eux.
– Mais, s’écria Vanda éperdue, ne voyez-vous pas qu’il est fou, ce malheureux ?
– Qui donc a dit que je suis fou ? répondit Rocambole. Ah ! c’est cette femme… C’est elle qui m’a perdu !… ne l’écoutez pas !…
Vanda eut un accès de fureur superbe. Elle leva la main sur Arsoff.
– Esclave ! fit-elle, si tu ne déclares à l’instant la vérité, je te foule aux pieds comme un chien.
L’intendant pâlit et recula. Vanda était effrayante, et sous sa frêle enveloppe, elle avait, comme on s’en souvient, une telle vigueur musculaire, dans son regard un tel éclair que l’intendant se sentit dominé de nouveau.
– À genoux… esclave ! à genoux ! répéta-t-elle, et confesse la vérité. As-tu déjà oublié qui je suis ?
L’accent d’autorité avec lequel elle parlait avait ému tout le monde et les soldats eux-mêmes. Rocambole seul, en proie à la terrible ivresse de l’opium, continuait à rire et ne comprenait pas. Il y eut un moment où, terrible comme une lionne déchaînée, Vanda tint tous ces hommes terrassés sous son œil de feu. Mais M. de Morlux fut le premier à rompre la fascination. Et s’adressant au sous-officier :
– Monsieur, dit-il, vous êtes soldat et vous devez faire votre devoir. Savez-vous quelle est cette femme qui parle si haut ?
– Je suis la baronne Sherkoff, dit Vanda avec hauteur.
– C’est bien cela, répondit M. de Morlux. La baronne Sherkoff est l’espionne de l’insurrection polonaise, et la police russe la recherche activement.
Vanda jeta un cri d’indignation et d’épouvante et attacha sur Rocambole un regard désespéré. Mais Rocambole riait comme un idiot : et, brisée, éperdue, Vanda s’affaissa sur elle-même en se tordant les mains.