XXIII

Le soldat russe est un esclave de la discipline. On commande et il obéit ; il est flegmatique comme un Allemand, et ne recule jamais d’une semelle. Le sous-officier, à qui M. de Morlux venait de dénoncer Vanda comme recherchée par la police russe, lui répondit avec calme :

– Il est possible que ce que vous dites soit vrai ; mais je n’ai pas été envoyé pour cela. Mes chefs m’ont dit de venir ici chercher trois hommes pour le contingent, et non point pour arrêter madame.

Mais M. de Morlux ne se tint pas pour battu.

– Prenez garde ! dit-il, vous jouez gros jeu en parlant ainsi.

Son accent était tellement froid, tellement calme dans sa menace qu’il émut le sous-officier. M. de Morlux continua, voyant son hésitation :

– Je puis vous affirmer qu’il y a une prime de mille roubles pour celui qui arrêtera la baronne Sherkoff.

Ce fut le mot magique.

– Alors, dit le sous-officier, madame va nous suivre à Studianka.

Mais cette combinaison nouvelle ne faisait pas l’affaire de l’intendant Nicolas Arsoff.

– Non pas, non pas, dit-il, cela ne peut se passer ainsi.

Et il regardait tour à tour M. de Morlux, impassible, le sous-officier qui paraissait hésitant, et Vanda qui venait de se relever. Cette dernière s’était réfugiée dans un angle de la salle comme une bête fauve s’accule dans le fond de sa tanière. Quant à Rocambole, il était toujours dans le même état de stupeur et d’imbécillité.

– Non, répéta Nicolas Arsoff, cela ne peut se passer ainsi. Si madame est signalée à la police et que la police donne une prime de mille roubles, cette prime m’appartient au moins par moitié.

– C’est juste, dit le sous-officier, nous partagerons.

– Par conséquent, reprit Nicolas, jusqu’à ce que la prime ait été payée, madame doit rester ici.

– C’est juste encore, répéta le militaire.

– J’en réponds, ajouta Nicolas.

Vanda regardait Rocambole et voyait la partie perdue. Celui-ci disait :

– Eh bien ! partons… j’ai hâte d’en finir… puisqu’on doit me fusiller… qu’on se dépêche !…

Et il riait et pleurait en même temps. Une dernière fois, Vanda s’approcha de lui. Elle n’avait plus rien à cacher, pas même le vrai nom de Rocambole, et ce nom, elle le lui donna, espérant ainsi le faire revenir à lui. Mais il répondit avec colère :

– Puisque je vous dis que je ne suis pas Rocambole ! Je suis le major Avatar !…

Et il se plaça de nouveau entre les soldats et dit :

– Marchons !

Vanda avait un moment perdu la tête ; mais c’était une femme d’énergie, et bientôt elle retrouva dans cette situation désespérée une lueur de présence d’esprit. Au lieu de songer à se faire arrêter, à la seule fin de suivre Rocambole, car elle sentait bien que cette étrange ivresse à laquelle il était en proie finirait par se dissiper, elle songea à Madeleine. À Madeleine, qu’il ne fallait pas laisser au pouvoir de M. de Morlux, et qu’elle devait encore chercher à protéger, elle toute seule, contre tant d’ennemis. Elle avait une si grande foi dans la force et l’intelligence du maître, qu’elle ne doutait pas un seul instant que, revenu à lui, il ne parvînt à s’échapper des mains des soldats.

Le visage de M. de Morlux exprimait une satisfaction féroce. Vanda échangea avec lui un regard de feu, puis elle cessa de le voir et ne s’occupa plus que de Rocambole.

– Avec tout cela, dit le sous-officier dont le peu d’intelligence était mis à la torture par toutes ces explications ; avec tout cela, je n’ai qu’un homme sur trois ; où sont les deux autres ?

– Le second est enfermé dans la chambre du four, répondit Nicolas, qui faisait allusion à un moujik qu’il avait fait venir dans la journée et retenu pour le livrer à l’autorité militaire. Quant au troisième, on est allé le chercher au village.

Mais l’intendant n’eut pas le temps d’achever et de dire le nom de cette troisième victime de sa férocité.

Deux hommes, deux valets de l’intendant, entrèrent dans la salle, traînant un troisième personnage qu’ils avaient garrotté. C’était Alexis, le mari de Catherine.

– Nous n’avons pas eu besoin d’aller jusqu’au village, dit l’un d’eux. Nous avons trouvé le drôle dans un traîneau, à cent pas du château. Et il était temps, car lui et sa femme prenaient la fuite.

Vanda regarda Alexis d’un œil suppliant en lui montrant Rocambole. Puis elle lui dit en langue russe :

– Veille au maître !

Alexis regardait Rocambole avec une profonde stupeur, car Rocambole paraissait complètement fou.

– Allons-nous-en ! dit alors le sous-officier. Seulement, prends bien garde, Nicolas Arsoff, de laisser échapper cette dame. Non seulement tu perdrais ta part des mille roubles, mais le gouvernement militaire pourrait t’incriminer.

– Sois tranquille, répondit l’intendant.

– Je réponds de cette femme, ajouta M. de Morlux.

Vanda se taisait. Elle sentait bien qu’elle avait désormais besoin de tout son calme et de tout son courage. La folie de Rocambole continuait.

– Marche ! répétait-il.

Et les soldats l’emmenèrent et Vanda le vit s’éloigner et ne jeta pas un cri. Elle était désormais seule, pour protéger Madeleine contre M. de Morlux, seule pour se défendre contre les brutalités de Nicolas Arsoff. Quelques minutes après, le traîneau, acheté par Alexis pour le compte de Rocambole, servait à transporter ce dernier et ses deux compagnons d’infortune à Studianka.

Et Vanda était toujours en présence de M. de Morlux, qui riait et lui disait :

– Je crois, ma belle dame, que cette fois vous êtes complètement battue, n’est-ce pas ?

Vanda ne répondit pas. M. de Morlux fit un pas vers elle et ajouta :

– Voulez-vous transiger ?

Elle leva sur lui un regard de mépris.

– Que voulez-vous ? dit-elle.

– Je vous offre votre liberté.

– À quelle condition ?

– À la condition que vous ne vous mêliez plus de mes affaires.

Elle l’écrasa de son regard hautain ; puis, reculant pas à pas, elle sortit de la salle lentement et comme si elle eût voulu protéger sa retraite. Puis, une fois dans le corridor, elle s’élança en courant dans l’escalier et monta rapidement à la chambre de Madeleine. En route, elle s’était emparée du fusil de chasse dont s’était servi Rocambole et qui se trouvait accroché auprès de la carnassière. Mais M. de Morlux ne s’était point donné la peine de la poursuivre. Nicolas avait accompagné le sous-officier, et n’avait voulu quitter les soldats que lorsqu’il avait vu les trois prisonniers entassés dans le traîneau et le traîneau sortir de la cour.

Vanda entra donc comme une tempête dans la chambre de Madeleine. Madeleine, à demi morte de frayeur, avait entendu tout le vacarme qui s’était fait dans le château, et elle avait deviné que quelque nouveau malheur fondait sur elle. Aussi, en voyant entrer Vanda, jeta-t-elle un cri :

– Sauvez-moi !

– Sauvons-nous plutôt, répondit Vanda, car nous sommes perdues toutes deux.

Elle tenait le fusil à la main et ajouta :

– J’ai bien la mort de deux hommes là avant qu’on arrive jusqu’à vous… mais après…

Elle ferma la porte au verrou et entassa derrière tout ce qu’elle put trouver de meubles transportables ; puis elle dit encore :

– M. de Morlux veut s’emparer de vous, morte ou vivante.

– Tuez-moi ! dit Madeleine.

– Non, je veux vous sauver. Ce misérable intendant s’est épris pour moi d’une passion féroce et bestiale.

– Mon Dieu !

– Et nous sommes en leur pouvoir… Il faut fuir…

– Mais lui… mais cet homme qui devait nous sauver…

– Perdu !… idiot !… ivre fou !… répondit Vanda.

Tout en répondant vivement à ces questions de la jeune fille, Vanda avait ouvert la fenêtre, attaché la corde à nœuds à l’entablement. Et regardant Madeleine :

– Je ne sais pas où nous irons… Peut-être ne fuyons-nous d’ici que pour devenir la proie des loups ou mourir de froid et de faim… Mais cela vaut mieux encore que de tomber au pouvoir de ces bandits !

Elle passa le fusil en bandoulière ; puis, enlaçant Madeleine dans ses bras :

– Ne craignez rien, dit-elle, je suis forte !…

Elle monta résolument sur l’entablement de la croisée, et, tandis qu’elle saisissait la corde à nœuds d’une main, elle passa son autre bras autour de la taille de Madeleine, répétant :

– Fuyons !…

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