XXIV

La nuit était noire. On n’entendait maintenant d’autre bruit que les gémissements du vent sous lequel les arbres se courbaient en craquant. Cependant, avant de descendre, Vanda hésita un moment. Il lui avait semble qu’au bas de la fenêtre, sur la neige, il y avait un point noir. Mais comme cet objet était immobile, elle le prit pour un de ces arbres nains dont abonde la végétation russe.

– À la garde de Dieu ! murmura-t-elle.

Et elle commença à descendre. Madeleine se tenait cramponnée à elle et avait passé ses deux bras autour de son cou. Vanda descendit lentement, ne lâchant un des nœuds que lorsque ses genoux en tenaient un autre étroitement embrassé. Mais tout à coup elle s’arrêta. Elle s’arrêta la sueur au front, l’angoisse à la gorge.

– Madame… madame…, murmura Madeleine, qu’y a-t-il ?

– Silence ! répondit Vanda.

Comme elle était déjà à moitié de la corde à nœuds, elle avait vu ce point noir, qui tout d’abord avait frappé son attention, s’agiter et prendre forme humaine. Puis à quelques pas de distance, une autre forme noire qui se rapprochait de la première. Et Vanda comprit que la retraite lui était coupée. Alors, avec son indomptable énergie, la Russe, cessant de descendre, se mit à remonter.

Le poids de Madeleine était lourd, surtout quand la descente se changeait en ascension ; mais Vanda avait des muscles d’acier. Elle eut la force de remonter. Et pendant cette périlleuse ascension, elle disait à Madeleine :

– Ne vous étonnez pas… ne criez pas… nous allions tomber en leur pouvoir.

Vanda devinait que M. de Morlux avait éventé son projet de fuite et placé des sentinelles sous sa croisée. Elles atteignirent l’entablement de la croisée ; Madeleine s’y cramponna, cessant d’étreindre Vanda, et elle remonta dans sa chambre. Quant à Vanda, elle s’était assise, à bout de forces, sur l’entablement, l’œil fixé sur les deux points noirs qui avaient repris leur immobilité. Une fois là, elle se prit à réfléchir. Elle avait toujours en bandoulière le fusil de Rocambole ; un fusil à deux coups chargé de deux balles.

– Madame, lui dit Madeleine tout bas, pourquoi sommes-nous remontées… Ne voulez-vous donc plus fuir ?

– Regardez… ne voyez-vous pas deux hommes là-bas ?

– Oui, fit Madeleine frissonnante.

– Peut-être est-il l’un des deux ? reprit Vanda. Et elle porta la crosse du fusil à son épaule.

– Que faites-vous ? dit vivement Madeleine.

– Je tâche de vous débarrasser de votre ennemi, répondit froidement Vanda.

Madeleine sentit les pulsations de son cœur s’arrêter. Elle entendit un bruit sec… Le bruit des chiens de fusil que Vanda armait successivement. Puis un éclair, puis une détonation, et, en même temps qu’elle, un cri de douleur. En même temps, le point noir qui avait été atteint se roula sur la neige… et l’autre prit la fuite. Un blasphème monta jusqu’à Vanda. Un blasphème en langue russe…

– Je me suis trompée, pensa-t-elle. Morlux aurait crié en français.

Et elle suivit, l’œil sur le point de mire, l’autre forme noire, qui s’éloignait en courant. Le coup partit. La forme noire tomba, se releva, tomba encore et se releva de plus belle.

– Trop loin ! murmura Vanda.

Puis elle sauta dans la chambre et vint à Madeleine :

– Mon enfant, lui dit-elle, ces hommes qui étaient en bas nous sont une preuve que notre projet de fuite était connu.

Il s’agit maintenant de nous défendre ici et de soutenir un siège jusqu’au jour.

Qui sait ? peut-être son ivresse – elle faisait allusion à Rocambole – s’est-elle dissipée, peut-être vient-il à notre secours…

Des pas retentissaient maintenant dans les corridors, en même temps que les cris d’agonie de l’homme blessé, sous la fenêtre.

– Mais comment résisterons-nous ? demanda Madeleine.

– Comme nous pourrons.

Et elle se replaça devant la porte.

– Nous n’avons plus d’armes, dit Madeleine.

En effet, Vanda ne s’était point emparée de la carnassière en prenant le fusil, et elle n’avait par conséquent pas de quoi le recharger. Mais elle ouvrit son corsage et en retira un poignard.

– Voilà ! dit-elle. On n’arrivera jusqu’à vous que lorsque ce poignard sera brisé et moi morte.

On frappait à la porte :

– Ouvrez ! criait une voix au-dehors.

Vanda reconnut la voix de M. de Morlux.

Une autre voix vociférait :

– Ah ! on me tue mes paysans ! Nous allons bien voir.

C’était la voix de Nicolas Arsoff. Comme la porte résistait, on se mit à la battre en brèche. Le verrou fut arraché de sa gâche, la porte céda ; mais derrière la porte, on s’en souvient, Vanda avait entassé des meubles. La porte était bien entrouverte, mais pas assez pour livrer passage au corps d’un homme. La chambre était plongée dans l’obscurité. Le corridor, au contraire, était éclairé, car Nicolas Arsoff tenait une lampe à la main. Auprès de M. de Morlux étaient trois ou quatre valets, esclaves dociles de l’intendant. Nicolas Arsoff se tenait prudemment à distance ; il préférait que M. de Morlux entrât le premier. Vanda s’était placée devant Madeleine, son poignard à la main, et derrière la porte qui allait finir par s’ouvrir toute grande. Tandis que M. de Morlux et ses gens, qui se trouvaient dans le corridor, ne pouvaient voir ce qui se passait dans la chambre, Vanda, au contraire, grâce à la lanterne que tenait l’intendant, apercevait fort distinctement M. de Morlux. Et Vanda était prête à fondre sur lui. Enfin un dernier effort des deux valets fut couronné de succès.

La pyramide de meubles entassée derrière la porte se renversa et la porte s’ouvrit toute grande. M. de Morlux entra. Soudain Vanda se ramassa sur elle-même comme un tigre, bondit et tomba comme la foudre sur M. de Morlux, le frappant de son poignard. Mais, au même instant aussi, Vanda fut saisie par-derrière par deux bras robustes, qui l’enlacèrent, l’étreignirent et la renversèrent sur le sol. Ce n’était pas M. de Morlux, c’était Hermann. Hermann qui s’était servi de la corde à nœuds, que Vanda avait eu l’imprudence de ne point retirer et qui, tandis qu’on faisait le siège de la chambre par la porte, était entré par la fenêtre.

– Ce n’est pas une femme, c’est un démon ! hurlait M. de Morlux, ivre de fureur.

Le poignard de Vanda l’avait atteint coup sur coup au bras et à l’épaule, et son sang coulait. Mais Vanda était maintenant réduite à l’impuissance, et Hermann la tenait immobile sous son genou. Alors Nicolas Arsoff se risqua à entrer. Un de ses valets s’était emparé de Madeleine, ivre de terreur, et M. de Morlux aidait Hermann à garrotter Vanda avec la corde à nœuds. Ce qui se passa alors fut horrible. Vanda se débattait avec fureur, et M. de Morlux l’arrosait de son sang. Nicolas, sa lanterne à la main, éclairait l’opération. Madeleine essayait de s’arracher des bras des deux moujiks et poussait des cris affreux. Enfin les misérables l’emportèrent. Vanda fut réduite à l’impuissance et repoussée dans un coin de la chambre comme une chose inerte. M. de Morlux regarda Nicolas Arsoff.

– J’espère, dit-il, que lorsque je serai parti, tu me vengeras ?

Et il prit Madeleine dans ses bras et l’emporta sur ses épaules, laissant l’intendant s’approcher de Vanda avec une joie féroce. Madeleine avait jeté un cri suprême et fermé les yeux. Il y avait dans la cour du château une téléga toute prête. M. de Morlux y jeta Madeleine évanouie, la couvrit d’une fourrure, s’assit à côté d’elle, tandis qu’Hermann montait à côté du moujik. Celui-ci siffla, fit claquer son fouet, les chevaux prirent le galop et la téléga sortit du château. Madeleine était désormais au pouvoir de M. de Morlux. Quant à Vanda, les pieds et les mains liés, couchée sur le dos, elle avait entendu les clochettes de la téléga qui s’éloignait, emportant Madeleine, et elle voyait s’approcher d’elle, l’écume de la rage à la bouche, cette bête fauve qui répondait au nom de Nicolas Arsoff. Et pendant ce temps-là, les soldats emmenaient Rocambole frappé de folie.

Tout était perdu !…

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