Suivons maintenant M. de Morlux. C’était trop d’émotion et de terreur pour Madeleine. La jeune fille avait fermé les yeux et s’était évanouie. Le froid de la nuit, au lieu de la ranimer, acheva de l’engourdir. La téléga glissait sur la neige avec la rapidité d’une mouette effleurant les vagues de la mer. Les chevaux, ferrés à glace, secouaient leurs clochettes, et le moujik à qui M. de Morlux avait promis une forte récompense si on arrivait à Studianka avant le jour, ne cessait de les exciter de la voix et du fouet.
Au bout d’une heure de cette course insensée, Hermann, qui, on se le rappelle, s’était assis à côté du moujik, se retourna. M. de Morlux avait attiré sur ses genoux la tête pâle de Madeleine, qui paraissait en proie déjà au sommeil de la mort. Le fanal de la téléga était à double face, et il éclairait à la fois l’intérieur du traîneau et la route que l’on parcourait. Hermann vit M. de Morlux contempler avec un sombre enthousiasme cette femme dont il avait juré la perte et pour laquelle cependant il s’était épris d’une passion féroce. Et un sourire vint aux lèvres du valet, et il dit à son maître d’un ton moqueur :
– Vous l’aimez donc bien ?
M. de Morlux ne répondit pas.
– À présent, continua Hermann, elle est à vous, à vous tout entière… Ne vous gênez pas, mon maître.
M. de Morlux regarda Hermann à son tour :
– J’y songe encore, dit-il.
– À quoi ?
– À l’épouser.
– Vous avez tort, mon maître.
– Pourquoi ?
– Pour deux raisons.
– Ah ! fit M. de Morlux d’une voix étranglée. Quelles sont-elles, tes deux raisons ?
– La première, c’est qu’Antoinette n’est pas morte.
M. de Morlux fit un brusque mouvement qui déplaça la tête de Madeleine, et la jeune fille évanouie glissa de nouveau au fond du traîneau.
– Et la seconde ? demanda-t-il.
– Elle aime Yvan Potenieff.
– Que m’importe ! s’écria-t-il brusquement.
– Voulez-vous une troisième raison ?
– Parle.
– Eh bien ! puisque Madeleine voulait fuir avec cette endiablée femme blonde, c’est que cette dernière lui avait dit qui vous êtes, c’est-à-dire le meurtrier de sa mère, l’assassin maladroit de sa sœur !…
M. de Morlux ne put retenir un cri sourd.
– Et elle vous méprise et vous hait, continua froidement Hermann, et quand elle rouvrira les yeux, elle jettera un cri d’horreur en vous voyant.
– Oh ! l’enfer ! murmura M. de Morlux avec rage.
– Maître, reprit Hermann avec un calme glacé, voulez-vous un bon conseil ?
– J’écoute.
– Nous ne sommes pas à plus de soixante lieues de la frontière prussienne.
– Eh bien ?
– En deux jours de marche et en semant l’or, nous l’aurons atteinte et l’autorité russe n’aura plus de pouvoir sur nous.
– Après ? fit M. de Morlux.
– Évitons Studianka, dirigeons-nous sur la Prusse et gagnons Berlin. Là, nous ne sommes plus qu’à trois jours de Paris.
– Je ne comprends pas, dit M. de Morlux.
– Écoutez encore, poursuivit Hermann, et tâchez de résumer vos souvenirs.
– Voyons ?
– Qu’êtes-vous venu faire en Russie ? Vous débarrasser de cette jeune fille, comme vous aviez cru vous débarrasser de sa sœur, n’est-ce pas ?
– Oui.
– Eh bien ! le moment est venu.
– Mais comment ? Par quel crime ?… demanda M. de Morlux, qui eut un subit tremblement dans la voix.
– Je vous le dirai tout à l’heure, continua Hermann. Vous vous êtes défait de cet homme, qui, paraît-il, a été assez ingénieux pour vous tenir en échec et vous battre à Paris – Rocambole !
– Oh ! dit M. de Morlux, j’espère ne jamais plus le trouver sur mon chemin.
– Peut-être…
– Le gouvernement russe ne rend pas ses soldats, dit M. de Morlux, et il ne s’inquiète pas de leur provenance.
– Soit, dit Hermann, admettons-le un moment. Rocambole, revenu de cette folie opiacée, qui ne durera après tout que quelques heures, aura beau protester et se débattre, on lui rira au nez.
– Bien certainement.
– Il comparaîtra vainement devant l’autorité supérieure, invoquant sa qualité d’étranger. Le témoignage de l’intendant Arsoff suffira.
– D’autant plus facilement, poursuivit M. de Morlux, que Rocambole a trop d’intérêt à cacher son passé pour oser s’adresser au consulat français.
– C’est fort bien, dit Hermann ; mais un homme qui s’est évadé du bagne désertera, l’envoyât-on au Caucase, aussi facilement que vous buvez un verre d’eau, et dans trois semaines ou dans trois mois, vous le reverrez à Paris, et tant pis pour vous si vous n’avez pas fait votre besogne.
– Que veux-tu dire ?
– Si vous n’avez pas renvoyé au cimetière Mlle Antoinette que Rocambole en avait fait sortir.
– Et Madeleine ? demanda M. de Morlux avec émotion, que veux-tu donc en faire ?
– Tout à l’heure, je vous le dirai, répondit Hermann qui interrogeait maintenant l’horizon du regard.
Le terrible froid du Nord, un peu radouci dans la soirée, avait repris toute son intensité. Dans le lointain, la plaine blanche était bornée par une ligne sombre. C’étaient les grands bois que M. de Morlux avait traversés quatre jours auparavant.
– Mais parle donc ! répéta celui-ci s’adressant encore à Hermann.
– Attendez ! répondit Hermann.
La téléga continuait à voler sur la neige, et la ligne noire grandissait.
– Tout à l’heure, reprit Hermann, vous allez voir s’allumer les étoiles.
– Mais, dit M. de Morlux, qui leva les yeux vers le ciel maintenant dépouillé de tout nuage, il y a longtemps qu’elles brillent.
– Ce n’est pas de celles-là que je veux parler.
– Desquelles donc ?
– De ces étoiles mobiles qui nous entouraient l’autre nuit d’un cercle de feu.
– Des loups ?
– Oui.
– Eh bien ! fit M. de Morlux, qui tressaillit de nouveau et sentit une sueur froide mouiller ses tempes.
– Attendez… attendez…, railla Hermann.
Tout à coup les chevaux pointèrent les oreilles, et celui du milieu, le cheval de brancard, comme on dit, se cabra.
– Les loups ! cria le moujik.
Et il fit siffler son fouet. Les chevaux repartirent en donnant des marques d’épouvante et les naseaux ouverts. Une bouffée de vent leur avait apporté l’odeur de leurs terribles ennemis.
– Mais parle donc ! dit M. de Morlux avec une sorte d’angoisse.
– Tout à l’heure, dit Hermann.
Et il regarda Madeleine. Madeleine gisait, toujours inanimée, au fond du traîneau, et M. de Morlux n’osait plus fixer les yeux sur sa belle tête décolorée. Tout à coup encore les étoiles, comme disait Hermann, s’enflammèrent dans la nuit, et des masses noires bondirent silencieuses aux deux côtés du traîneau : c’étaient les loups !
– Maître, dit alors Hermann, quand on a fait une faute, il faut la réparer à tout prix…
– Que veux-tu dire ? fit le vicomte frissonnant.
– Vous avez, il y a quelques jours, arraché Madeleine aux loups… il faut la leur rendre.
– Tais-toi, malheureux ! tais-toi ! murmura M. de Morlux.
– Dans une heure, il n’en restera pas trace, poursuivit Hermann, qui sauta à l’intérieur du traîneau pour saisir Madeleine à bras-le-corps.
– Arrête, misérable ! fit M. de Morlux.
– Voulez-vous donc toujours l’épouser ? ricana Hermann. Elle vous hait… et vous méprise !…
– Oh !
– Allons, mon maître, dit le misérable, une lueur de raison…
Et il souleva Madeleine.
– Non, non, dit M. de Morlux d’une voix étranglée, cette mort serait horrible… je préfère la tuer avant.
Et il posa le canon de l’un de ses pistolets sur la tempe de Madeleine endormie…