XXIX

Le moujik dormait, comme dorment les gens de sa profession. Vous souvient-il du bon temps des diligences qui entraient dans les villes de province, le soir, au bruit joyeux du cornet à piston ? Et ce gros conducteur au visage réjoui et rubicond qui, au troisième relais, était devenu votre meilleur ami et dont vous étanchiez la soif à chaque poste, quand vous aviez l’honneur de voyager avec lui, c’est-à-dire d’avoir une place de banquette ? Quand la nuit venait, le conducteur tirait sa casquette sur ses yeux, s’enfonçait dans un coin de la banquette et ronflait deux minutes après. Le canon du Palais-Royal ne l’eût point éveillé. Mais tout à coup la diligence arrivait au relais.

Soudain le conducteur s’arrêtait, dégringolait du haut de l’impériale, aidait à atteler les chevaux, remontait et se rendormait jusqu’au relais suivant, tout cela avec la régularité inflexible d’un chronomètre. Eh bien ! le postillon russe est comme le conducteur français, seulement, ce n’est pas l’heure qui l’éveille, c’est le cri particulier, sorte de roucoulement, que pousse le moujik en arrivant au relais de poste. Ce cri, pour le dormeur, domine tous les cris et tous les bruits, on eût tiré auprès de lui un coup de pistolet qu’il n’eût pas ouvert les yeux. Mais le cri retentit, le postillon est sur pied. Les chevaux sont garnis, il est botté : il est couvert de sa pelisse en fourrure commune.

Soudain il se dresse sur ses deux pieds, abandonne la botte de foin qui lui sert de lit, et cinq minutes après ses chevaux sont hors de l’écurie, et il est prêt à partir. Mais tant que le cri guttural n’est point venu frapper son oreille, le postillon dort. Rocambole regardait celui-là. Il s’approcha de lui et le secoua. Le moujik se contenta de grogner sans ouvrir les yeux et se retourna sur sa botte de foin. Rocambole se pencha alors sur lui et lui siffla dans l’oreille ce cri guttural dont nous parlions tout à l’heure.

Soudain le moujik se dressa sur ses pieds, ouvrit les yeux et voulut se précipiter vers la porte. Mais Rocambole le prit à la gorge, et cela avec une telle vigueur que le moujik en tira la langue d’un demi-pied.

– Si tu dis un mot, je te tue ! dit Rocambole en langue russe.

Et il le renversa sous lui. Le moujik stupéfait roulait des yeux hors de leur orbite, considérant ces deux inconnus qui paraissaient vouloir lui faire un mauvais parti. Rocambole ajouta :

– Nous ne voulons ni te faire du mal, ni te voler, au contraire, je te donnerai dix roubles, si tu veux m’obéir.

Le rouble est, pour le paysan russe, un mot magique. La physionomie épouvantée du moujik se rasséréna tout à coup.

– Que faut-il faire pour cela ? dit-il.

– Il faut m’obéir.

Le moujik, que Rocambole avait cessé de serrer à la gorge, se releva et continua à regarder les deux inconnus avec étonnement. Il crut pourtant un moment que c’étaient là les deux voyageurs qu’il attendait, et il leur dit :

– Nos chevaux sont garnis, je suis prêt.

– Non, dit Rocambole, ce n’est pas ce que nous voulons.

– Que voulez-vous donc de moi ?

– Trois choses. Tes bottes, d’abord. L’étonnement du moujik redoubla.

– Ton fouet et ta polonaise, ensuite.

– Vous voulez conduire mes chevaux ?

– Oui.

– Et… moi… que ferai-je ?

– Tu te recoucheras et tu dormiras jusqu’au jour.

– Mais… Excellence…, balbutia le moujik, qui voyait bien qu’il avait affaire dans Rocambole à un homme d’un rang plus élevé que celui de la classe des serfs, je perdrai ma place.

– Je t’indemniserai…

Et Rocambole tira son portefeuille et montra des roubles. Le moujik s’inclina.

– Qu’il soit fait ainsi que vous le désirez, Excellence, dit-il avec soumission.

Et il ôta de bonne grâce ses bottes fourrées, son vitchoura de fourrure commune et son bonnet d’astrakan. Rocambole chaussa les bottes, endossa la pelisse et enfonça le bonnet sur ses yeux.

– Tiens, fit naïvement Alexis, qui ne comprenait pas ce que voulait faire le maître, mais qui avait trop de respect pour oser le lui demander de nouveau, on dirait un vrai moujik.

Comme il faisait cette réflexion, le bruit lointain des clochettes, les claquements du fouet, le cri guttural du postillon annoncèrent l’approche du traîneau attendu.

Rocambole sortit les chevaux de l’écurie et dit à Alexis :

– Tu peux m’attendre ici… Je ne sais pas quand je reviendrai ; mais ce sera bientôt, sois tranquille !…

Maintenant, on sait ce qui était arrivé. Le nouveau moujik, qui avait succédé au moujik parti de Lifrou, et auprès duquel Hermann, sans défiance, s’était assis, c’était Rocambole. Rocambole n’avait cessé de veiller sur Madeleine, tout en conduisant son attelage. Et ce n’avait été qu’au moment où, sur les conseils du valet de chambre, M. de Morlux perdu, saisi de vertige, s’apprêtait à jeter la jeune fille hors du traîneau, que le faux moujik comprit que le moment était venu d’en finir.

– Certes, murmura-t-il, jamais la peine du talion n’aura été mieux appliquée.

Et il avait pris Hermann par le milieu du corps et l’avait jeté aux loups. En même temps, rapide comme l’éclair, laissant les chevaux livrés à eux-mêmes et se contentant d’accrocher les guides à un anneau fixé dans le siège, il sauta dans l’intérieur du traîneau. La panthère qui bondit du haut d’un rocher sur sa proie n’est pas plus foudroyante. M. de Morlux épouvanté sentit les mains de fer de Rocambole s’arrondir comme un étau autour de son cou. En même temps, celui-ci dit à Madeleine :

– Ne craignez rien. Vous êtes sauvée !…

Un siècle passa pour M. de Morlux dans cette minute, un siècle d’épouvante et d’agonie. Le faux moujik avait jeté son bonnet, et sa tête toute nue apparaissait au vicomte.

– Me reconnais-tu ? disait-il.

– Rocambole ! murmura M. de Morlux avec terreur.

Rocambole lui arracha ses pistolets, et le vicomte ne songea pas même à se défendre. Madeleine, folle de terreur tout à l’heure, croyait maintenant voir le ciel s’entrouvrir. Elle aussi, elle avait reconnu Rocambole, c’est-à-dire son sauveur, comme il avait été le sauveur d’Antoinette. Dans l’éloignement, on entendait toujours les cris désespérés d’Hermann. Mais ces cris allaient s’affaiblissant peu à peu et on devinait que le malheureux était à l’agonie.

– Vicomte Karle de Morlux, dit alors Rocambole, vous avez commis bien des crimes ; mais Dieu peut vous pardonner, si vous vous repentez, et je vous engage à le faire, car vous allez mourir.

Le vicomte eut peur ; il joignit les mains.

– Grâce !

Et ses yeux suppliants invoquèrent Madeleine.

– Grâce ! murmura la jeune fille en regardant Rocambole. Celui-ci avait à la main les pistolets arrachés à M. de Morlux.

– Grâce ! répéta-t-elle, croyant que Rocambole allait faire feu.

– Mademoiselle, dit Rocambole, croyez-vous donc avoir le droit de faire grâce à l’assassin de votre mère ?

Madeleine étouffa un cri et se tut. M. de Morlux était livide.

– Voulez-vous me faire grâce ? dit-il, je vous rendrai tout !

– Non, dit Rocambole, je veux que ton châtiment soit terrible, misérable !

Il regarda derrière le traîneau et vit cette gerbe d’étoiles sombres qui se rapprochait de nouveau. C’étaient les loups qui avaient dévoré Hermann qui revenaient à la charge. En même temps, il saisit M. de Morlux comme il avait saisi Hermann, par le milieu du corps, l’éleva au-dessus de sa tête et l’y tint suspendu un moment. Madeleine jeta un cri suprême et ferma les yeux, dominée qu’elle était par l’épouvante. Rocambole avait précipité M. de Morlux hors du traîneau. En même temps et comme le vicomte se relevait tout meurtri de sa chute, il lui cria :

– Je veux que tu aies le moyen de te défendre !

Et il lui jeta ses pistolets. Les chevaux, livrés à eux-mêmes, avaient continué leur course furieuse. Rocambole ne voulut pas se retourner ; il ne voulut pas voir M. de Morlux périr comme Hermann sous la dent des loups. Et, sautant de nouveau sur le siège, il reprit les guides et le fouet.

– À Lifrou ! maintenant, à Lifrou ! dit-il.

Et le traîneau, habilement dirigé, tourna sur lui-même. Madeleine, à demi morte de frayeur, entendit un nom qui sortait de la bouche de Rocambole, et elle s’écria :

– Oui ! à Lifrou ! et ne perdez pas une minute, monsieur.

– Vanda ? qu’est devenue Vanda ? demanda Rocambole avec angoisse.

– Quand ces deux misérables m’ont emportée, répondit Madeleine, ils l’avaient renversée et garrottée…

– Et Arsoff ?

– Allons à Lifrou ! répéta Madeleine. Allons vite.

Rocambole comprit.

Son fouet siffla avec furie, ses chevaux dévorèrent l’espace… Peu après, Madeleine et lui entendirent un coup de feu dans l’éloignement, puis un second…

C’était M. de Morlux qui tirait sur les loups.

– Voici la justice de Dieu qui commence ! murmura Rocambole.

Et il continua à fouetter ses chevaux.

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