Qu’était devenue Vanda ? Nous avons laissé la courageuse femme garrottée, réduite à l’impuissance et rejetée dans un coin de la chambre de Madeleine comme une chose inerte, au moment ou M. de Morlux et son âme damnée, Hermann, emportaient la jeune fille évanouie. Vanda était désormais au pouvoir de Nicolas Arsoff. Ce dernier, bête stupide et féroce, s’était jeté sur sa victime, l’écume à la bouche, l’œil brillant. Mais cet œil rencontra le regard de Vanda. Vanda garrottée, Vanda réduite à l’impuissance, était demeurée forte par le regard. À moitié de sa course de bête fauve, Arsoff s’arrêta. Le regard de Vanda le brûlait. Cependant il fit un effort sur lui-même et se remit en marche. Mais alors, elle joignit la voix au regard :
– Esclave, dit-elle, tu n’as pas même le courage de ton infamie. Tu veux être aimé d’une femme noble et tu as si peur que le ciel ne tombe sur la tête et ne t’écrase que tu laisses cette femme enchaînée. Tu es un homme, pourtant ! et je ne suis qu’une femme… Lâche ! Lâche ! dit-elle.
Ces paroles produisirent l’effet que Vanda en attendait. Arsoff s’arrêta, plus indécis que jamais.
– Que crains-tu ? poursuivit Vanda. Le seul homme qui pouvait me défendre n’est plus ici. Tu es le maître de ce château, et chacun s’y courbe sous ta volonté. As-tu peur que j’essaie de fuir ? ferme cette porte. Tu sais bien que si j’appelais à mon aide, ce serait peine perdue… Tous ces hommes qui te redoutent riraient de mon effroi, en bons courtisans qu’ils sont.
– Ah ! tu railles ! murmura Arsoff, dont les yeux s’injectaient comme ceux d’un taureau qu’on lâche dans l’arène.
– Non, répondit Vanda : je ne songe pas à moi. C’est à toi que je pense, à toi qui es un niais… et qui vas mettre le feu à ta maison.
Il ne comprit pas, mais il n’avança point. Vanda poursuivit de cette voix railleuse, au timbre métallique, qui avait si souvent déjà produit sur l’intendant une vive inquiétude :
– Délie-moi seulement les jambes, que je puisse me tenir debout. N’as-tu pas honte, esclave, de vouloir être aimé par une créature réduite à l’état où je suis ?
Le poignard de Vanda gisait encore sur le sol. L’intendant s’en empara.
– Après cela, dit-il, je veux bien faire ce que tu me demandes, car si tu tentes de m’échapper, je te tuerai.
Et il coupa les liens qui attachaient les jambes de la jeune femme. Vanda se redressa, et, comme ses bras étaient toujours liés derrière le dos, elle s’appuya contre le mur, tenant toujours fixés sur Nicolas Arsoff ses deux yeux étincelants qui étaient désormais sa seule arme. Celui-ci la contemplait avec une joie sombre mêlée cependant d’une vague épouvante.
– Esclave, reprit-elle, tu m’aimes donc bien ?
Et sa voix, hautaine et dédaigneuse jusque-là, eut une inflexion caressante qui remua tout à coup la bête fauve dans tout son être.
– Oh ! si je vous aime ? fit-il d’une voix sourde.
– Et si je t’aimais une heure… me tuerais-tu ?…
Il fit un pas en arrière et la regarda avec une sorte d’égarement…
– Oui, répéta-t-elle, si, moi, la femme de race, la veuve de ton ancien maître… j’oubliais une heure que tu es un vil esclave.
– Oh ! taisez-vous ! dit-il, taisez-vous !…
– Je veux que tu m’écoutes, au contraire, dit-elle avec un accent d’autorité qui reprenait sur Arsoff tout son empire. Je veux te dire mon histoire…
– Votre… histoire ?…
Et il continuait à la regarder avec stupeur ; et lui, qui tenait un poignard, se reprenait à trembler devant cette femme qui avait les mains liées !…
Elle se tenait debout contre le mur, la tête haute, dans l’attitude du dompteur qui fascine du regard une bête féroce.
– Crois-tu donc, esclave, reprit-elle, que si j’étais encore la baronne Sherkoff, la grande dame russe, tu m’aurais vu venir ici, à la suite d’un étranger à qui j’obéissais comme tu m’obéissais jadis ?
– Qu’êtes-vous donc devenue ? demanda-t-il.
Vanda eut un de ces sourires à ébranler l’austérité d’un anachorète.
– Tu veux savoir qui je suis devenue, fit-elle ; tu veux le savoir ?
– Oui… je le veux…, balbutia-t-il, en proie à un vertige étrange.
– Avant de le dire, reprit-elle, je veux savoir ce que tu es toi-même. Ton maître, le comte Potenieff, est pauvre, n’est-ce pas ?
Il eut un rire cynique.
– Je ne sais pas, dit-il.
– À seigneur pauvre, intendant riche ! continua-t-elle. Parle, es-tu riche ?
– Peut-être…
– Si tu veux combler l’abîme qui existe entre la femme libre et l’esclave, il faut que tu jettes dessus un pont…
– Un pont d’or ? fit-il.
– Oui…
Et dans ce mot qu’accompagna un autre sourire, il y eut un poème. Nicolas, ébloui, baissa la tête et sentit ses genoux fléchir.
– Mais délie-moi donc les mains ! dit-elle.
Elle n’ordonnait plus, elle priait ; et sa prière avait de mystérieuses et caressantes promesses. Avec le poignard, la bête fauve domptée coupa la corde qui attachait les bras de Vanda. Chose horrible ! ces bras rendus à la liberté s’appuyèrent avec une mollesse perfide sur les deux épaules de Nicolas Arsoff.
– Imbécile ! dit-elle en riant, est-il besoin de cordes et de poignard pour être aimé ?…
Nicolas chancela de nouveau et tout son sang afflua vers son cœur.
– À genoux, esclave ! répéta-t-elle.
Mais ce n’était plus de sa voix impérieuse et hautaine qu’elle prononçait ces paroles ; c’était avec une raillerie charmante. Ce n’était plus une reine offensée foulant un audacieux aux pieds : c’était la fille d’Ève enchaînant à son char cet ours du Nord qui aurait pu l’étouffer d’une seule étreinte. Et Nicolas Arsoff se mit à genoux et il osa effleurer de ses lèvres la main de Vanda. La lanterne que l’intendant avait apportée éclairait seule cette scène. Vanda laissa un moment la bête fauve à ses pieds ; puis, la relevant d’un geste :
– Debout ! dit-elle et causons.
Il la regarda avec une admiration mélangée de respect.
– Tu es donc riche ? fit-elle.
– Très riche, répondit-il avec orgueil.
– Je veux te rendre pauvre, moi…
Il eut un gros rire.
– C’est difficile, dit-il.
– Alors, fit-elle en l’enveloppant des magnétiques effluves de son regard, tue-moi… cela vaut mieux…
Et elle lui souriait à anéantir le peu de raison qui lui restait.
– Où est ton or ? reprit-elle.
– Il est caché… oh ! bien caché…
– Je veux savoir où…
Mais l’avarice et la cupidité de l’intendant reprirent le dessus.
– Non… c’est impossible, dit-il… Je vous donnerai ce que vous voudrez… mais…
– Mais, dit-elle en l’interrompant d’un geste hautain, je veux que tu sois toujours esclave… et, puisque tu as un château et une armée de laquais, il faut que tu m’obéisses ici.
Le regard et le sourire de Vanda enivraient Nicolas Arsoff mieux que n’aurait pu le faire cette abominable eau-de-vie dont il usait chaque soir avec si peu de modération. La bête fauve était dominée et écrasée, réduite à l’impuissance.
– Je veux une fête à l’heure même ! ordonna Vanda : je veux souper, cette nuit, à l’éclat des lustres ; je veux boire de ton meilleur vin, esclave, et je veux que tu forces tous les gens qui t’obéissent à se prosterner à mes pieds. Je suis la reine de cette maison désormais ! Et, de nouveau, elle appuya un de ses bras nus sur le cou du taureau de l’intendant. Cette fois la folie gagna Nicolas Arsoff. Sa voix de stentor retentit à travers les corridors du château et ses ordres se succédèrent, comme ceux d’un général au moment d’une bataille.
Il était alors deux heures du matin. À trois heures, la volonté capricieuse de Vanda, naguère garrottée et sous une menace de mort, à présent, maîtresse absolue, cette volonté, disons-nous, avait improvisé une fête nocturne ; et elle était à table, en tête à tête avec l’intendant, tandis que deux jeunes couples de paysans, nouvellement mariés, dansaient au son du théorbe, l’instrument favori du peuple russe. Et les serviteurs du farouche intendant se disaient :
– Maintenant qu’il est amoureux, peut-être sera-t-il moins méchant. Deux heures plus tard, l’intendant était ivre. Alors Vanda renvoya les paysans, le joueur de théorbe et les valets :
– Maintenant, dit-elle à l’intendant, où est ton or ? Mais il se défendit encore :
– Oh ! non, dit-il, non…
Il avait laissé sur la table ce poignard qu’avait rougi le sang de M. de Morlux. Vanda allongea la main et s’en empara.
– Où est ton or ? répéta-t-elle.
Il crut qu’elle voulait le tuer, et il se dégrisa un moment. Puis, se levant en trébuchant, il tourna la table pour aller vers elle.
Mais elle recula, le poignard levé et répétant :
– Où est ton or ?