Les soldats et le moujik étaient entrés dans l’auberge et avaient rallumé le poêle, dans lequel il n’y avait plus que des cendres chaudes. Puis ils avaient allumé les torches de résine qui, chez le paysan russe, remplacent ordinairement la chandelle. Alors ils avaient pu voir un homme couché sur le poêle, au-dessus duquel était un lit – le lit que la vieille hôtesse cédait ordinairement au voyageur qui s’aventurait chez elle. Pierre avait survécu à sa blessure. Yvanowska, attirée vers lui par cette mystérieuse sympathie du crime que le crime attire, l’avait soigné comme son enfant, et était parvenue à le sauver. Pierre était malade encore, mais il était probable que dans quelques jours il serait sur pied. Quand les soldats furent entrés, la vieille leur dit :
– Je ne voulais pas ouvrir d’abord, parce que je craignais que vous ne fussiez des cosaques du régiment de Peterhoff.
– Non, dit le sous-officier, qui se nommait Gogloff ; nous appartenons au corps d’infanterie de la garnison de Studianka.
– De quel pays venez-vous donc ?
– Nous sommes allés sur les domaines de Potenieff chercher trois hommes pour le contingent.
À ce nom de Potenieff, Pierre le moujik, qui sommeillait en proie à la fièvre, se redressa et ouvrit les yeux :
– Qui parle de Potenieff ? fit-il. C’est moi… N’ai-je pas la voix d’Yvan ?… Si ma voix est celle d’Yvan, Yvan et moi c’est la même chose…
– Ne faites pas attention, dit la vieille, c’est un pauvre garçon qui a la fièvre.
– Que lui est-il arrivé ? demanda Gogloff.
– Il s’est battu avec un cosaque.
– Pour un pot de bière ?
– Non, pour une femme.
– Et c’est le cosaque qui a enlevé la femme ?
– Non, ni l’un ni l’autre…
– Madeleine ! hurlait Pierre le moujik, qui écumait sous ses couvertures de peaux de loup, je t’aime… et il faudra bien…
Gogloff tourna le dos au poêle et par conséquent à Pierre le moujik, dont il n’entendit pas les dernières paroles. Puis, la vieille alla chercher de la bière et de l’eau-de-vie, et s’empara avidement d’un papier graisseux représentant un rouble, que le sous-officier jeta sur la table. Après la bière vint l’eau-de-vie, puis on retourna à la bière. À un certain moment, un des soldats sortit pour voir si les trois prisonniers se tenaient tranquilles. Celui qui était ivre dormait réellement, les deux autres, c’est-à-dire Alexis et Rocambole, feignaient de dormir. Le soldat rejoignit ses compagnons, qui, tout en buvant, avaient entonné un refrain de caserne.
Alors Rocambole reprit sa besogne. La corde qui entourait les mains du paysan russe était épaisse et toute neuve. Mais Rocambole avait de bonnes dents, et il la scia tant et si bien, avec une patience inouïe, qu’elle finit par se briser. Alors les mains d’Alexis furent libres.
Pour avoir plus chaud, les soldats avaient fermé la porte, se souciant fort peu de leurs prisonniers. D’ailleurs l’isolement de l’auberge du Sava, le froid glacial de la nuit et le voisinage des loups étaient tout autant de garanties de sécurité pour eux. Quel homme aurait essayé de fuir, alors même qu’il n’eût pas été solidement garrotté ?
– Vite ! dit Rocambole, si tu veux revoir Catherine, nous n’avons pas un moment à perdre. Tes mains sont libres, délivre-moi à ton tour.
Alexis ne se le fit pas répéter : il se meurtrit les mains et fit saigner ses ongles ; mais il délivra la corde qui détenait captifs les bras de Rocambole. Le reste fut un jeu pour ce dernier. Il se débarrassa de la coloda qui lui meurtrissait les jambes avec autant de dextérité qu’en pouvait mettre à cette besogne un homme qui avait brisé sa chaîne de forçat comme un fétu de paille. Puis quand il fut tout à fait libre, il rendit le même service à Alexis. Celui-ci avait bien compris que Rocambole n’était plus fou, et de nouveau il avait en lui une foi aveugle. Il crut que Rocambole et lui allaient sauter en bas de la téléga et prendre la fuite à travers champs. Mais Rocambole lui dit :
– Ne bouge pas !
Puis il sauta sur le siège du traîneau, prit les rênes qui se trouvaient entortillées après le fouet et siffla en homme qui a l’habitude de conduire un attelage.
– Que faites-vous, maître ? demanda Alexis stupéfait.
– Tu le vois, répondit Rocambole.
Et les chevaux partirent en secouant leurs clochettes. Au bruit, les soldats, à moitié ivres déjà, s’élancèrent au-dehors. Mais ils demeurèrent pétrifiés à la vue du traîneau qui fuyait.
– Je n’aime pas à aller à pied, dit Rocambole en riant.
Et il cingla les chevaux de vigoureux coup de fouet. Cependant Rocambole ne riait que du bout des dents. Rocambole était tourmenté, et l’angoisse l’avait saisi à la gorge. Il songeait à Vanda ; il songeait plus encore peut-être à Madeleine. Pourquoi ? Il n’aurait pu le dire lui-même.
– Où allons-nous, maître ? demanda Alexis.
– Au château, pardieu !
– Mais vous voulez donc retomber au pouvoir de Nicolas ?
– Non, c’est lui qui tombera en mon pouvoir.
– Dieu vous entende, maître !
– Et les deux femmes que nous avons laissées… et Catherine ?…
– C’est juste, dit le serf.
On se souvient que Rocambole, dans son accès de folie, s’était dépouillé de ses vêtements. Mais, au moment de le faire monter dans le traîneau, un des soldats avait eu pitié de lui et lui avait replacé sa polonaise sur les épaules, se doutant peu que cet acte d’humanité allait servir le fugitif. En effet, dans l’une des poches de la polonaise était le portefeuille du faux Allemand. En Russie, le numéraire est si rare qu’on paie à peu près partout et toujours en papier. Le portefeuille de Rocambole était gonflé de petits billets de huit, dix et vingt roubles. Aussi, quand Alexis lui dit :
– Maître, les chevaux sont las, ils ne nous ramèneront jamais à Lifrou.
Rocambole, caressant de la main le cuir grenu de son portefeuille, répondit :
– Nous en trouverons de frais à la poste de Peterhoff.
Peterhoff n’était pas à plus de huit verstes de distance. C’était un trajet d’une heure. À la lisière du bois, on devait retrouver le poteau qui indiquait la bifurcation entre les deux routes : celle qui venait de Peterhoff et conduisait à l’auberge du Sava et celle qui se dirigeait vers le château du comte Potenieff. Rocambole possédait à un haut degré ce qu’on appelle la mémoire locale. D’ailleurs, en enfant du pays qu’il était, Alexis ne se fût pas trompé de chemin. Tout en stimulant l’ardeur des chevaux, de la voix et du geste, Rocambole réfléchissait. Depuis un mois qu’il se mesurait avec M. de Morlux, il avait pu juger qu’il avait dans cet homme un adversaire digne de lui. Et Rocambole, en se disant cela, ressemblait au joueur d’échecs consommé qui calcule approximativement la marche du jeu d’un adversaire habile. Or, Rocambole se disait :
– De deux choses l’une, ou M. de Morlux est aux prises avec Vanda, et je la connais, ma tigresse, elle se fera tuer pour défendre Madeleine, et alors Madeleine n’est pas encore au pouvoir de son ennemi. Ou Vanda a succombé, et M. de Morlux prendra la fuite en emmenant Madeleine. Dans le premier cas j’aurai le temps d’arriver. Dans le second, je rencontrerai M. de Morlux sur le chemin de Peterhoff.
Le raisonnement était logique, comme on va le voir.
Au bout d’une heure, les bois étaient traversés et le traîneau s’arrêtait devant la maison de poste qui précède le relais de Peterhoff. Le maître de poste accourut. Rocambole lui jeta une poignée de billets :
– Des chevaux ! dit-il, il me faut des chevaux.
– Impossible ! répondit le maître de poste.
– Pourquoi ?
– Ceux que j’ai à l’écurie sont retenus.
– Pour qui ?
– Pour un étranger qui va passer.
– Quand ?
– D’un moment à l’autre.
– D’où vient-il ?
– De chez le comte Potenieff.
Rocambole tressaillit.
– Et comment sais-tu cela ? demanda-t-il.
Le maître de poste indiqua du doigt un homme chaussé de grandes bottes fourrées, enveloppé d’une peau de loup, qui s’était endormi sur le poêle.
– C’est le courrier de Nicolas Arsoff, dit-il. Voici une heure qu’il est arrivé pour retenir les chevaux.
– Eh bien ! dit Rocambole, je vais ranger mon traîneau sous le hangar, tu mettras mes chevaux à l’écurie, et quand ils seront reposés, je repartirai.
Le maître de poste ne vit aucun inconvénient à l’exécution de ce programme. Le traîneau fut rangé sous le hangar, et on y laissa dedans le paysan ivre qui dormait toujours. Puis on mit les chevaux à l’écurie. L’écurie était un autre hangar un peu mieux clos que le premier, mais malpropre, et dans lequel les chevaux étaient en liberté.
– Voulez-vous dormir sur le poêle ? demanda le maître de poste.
– Non, dit Rocambole, nous resterons auprès de nos chevaux, mon compagnon et moi.
Et il désignait Alexis. Celui-ci, qui avait vu tout à l’heure Rocambole impatient de retourner à Lifrou, ne comprenait plus maintenant le flegme britannique qui s’était emparé de lui. Le maître de poste leur donna une lanterne et leur dit :
– Puisque vous voulez rester auprès de vos chevaux, faites un trou dans la paille, vous y dormirez bien.
Puis il leur souhaita le bonsoir, rentra dans la maison de poste et en ferma la porte. Alors Rocambole pénétra dans l’écurie.
– Maintenant, dit-il, nous sommes chez nous.
– Maître, demanda Alexis, que voulez-vous donc faire ? Rocambole lui montra le postillon qui devait partir avec les chevaux retenus et qui, couché sur une botte de foin, dormait d’un lourd sommeil :
– Tu vas le savoir, dit-il.