Déjà le doigt de M. de Morlux s’appuyait sur la détente. Le coup allait partir et la balle brisant la tempe eût fait un cadavre de cette belle jeune fille qui avait à peine vingt ans. Un miracle seul pouvait sauver Madeleine, et ce miracle, Dieu le fit… Madeleine rouvrit les yeux. Et M. de Morlux épouvanté laissa tomber l’arme meurtrière au fond du traîneau. Ses cheveux venaient de se hérisser et un tremblement convulsif parcourait tout son corps. Il est des gens qui reviennent à eux après un évanouissement plus ou moins long, avec le cerveau troublé, l’esprit chargé de vapeurs et qui ont peine à se souvenir… Il en est d’autres qui lient instantanément le moment où ils ont fermé les yeux à celui où ils les rouvrent et dont la mémoire revient nette et précise avec une foudroyante rapidité. Madeleine était de ceux-là. Elle vit M. de Morlux et elle le reconnut. Elle se sentit emportée par la téléga, et elle comprit qu’on l’enlevait… Et joignant les mains, elle s’écria :
– Monsieur, n’aurez-vous pas pitié de moi ?
Cette voix suppliante acheva de bouleverser M. de Morlux, qui se prit à balbutier. Hermann, sur le siège du moujik, murmurait avec colère :
– Voilà mon maître qui va faire des bêtises.
Madeleine continua avec une admirable présence d’esprit et une voix si caressante, que M. de Morlux en fut tout bouleversé.
– Je sais qui vous êtes, monsieur. Vous êtes le frère de notre mère… et vous voulez ma mort et celle de ma sœur…
M. de Morlux, sombre et farouche, ne répondit pas.
– Vous voulez notre mort, continua Madeleine, parce que vous avez peur d’être obligé de nous rendre notre fortune…
– Taisez-vous ! fit-il brusquement. Mais elle poursuivit :
– Eh bien ! je vous jure que si vous avez pitié de moi et de nous, que si vous renoncez à vos infâmes projets, nous n’invoquerons jamais, ni ma sœur, ni moi, le souvenir de notre mère et le nom qu’elle nous a laissé. Nous continuerons à être de pauvres filles vivant de leur travail, obscurément, honnêtement…
M. de Morlux interrompit brusquement Madeleine :
– Voulez-vous m’épouser ? dit-il.
Elle poussa un cri d’horreur et le regarda avec épouvante.
Mais lui, entraîné par cette passion fatale qui bouillonnait dans ses veines et, en dépit du froid glacial de la nuit, rendait sa tête brûlante, il poursuivit avec un accent sauvage :
– Vous serez ma femme !… je le veux !…
– Jamais ! dit-elle en se réfugiant sur l’autre banquette de la téléga, jamais !
– Par ainsi, continua-t-il avec égarement, je vous rendrai cette fortune qui…
Mais elle l’interrompit :
– Oh ! dit-elle, mais vous êtes tout couvert du sang de ma mère !…
Il eut un rire féroce et étouffa une exclamation de rage.
– Tuez-moi plutôt ! ajouta-t-elle.
– Allons ! mon maître, cria Hermann, une minute de courage… Ne voyez-vous pas que les loups ont faim !
En effet, les terribles animaux continuaient à bondir aux deux côtés de la téléga. M. de Morlux avait ressaisi ses pistolets. Mais le cœur lui manqua. Et il voulut enlacer Madeleine dans ses bras ; mais elle le repoussa avec indignation.
– Mais tue-moi donc, assassin ! dit-elle.
– Eh bien ! soit, dit-il.
Et se jetant sur elle, il voulut la prendre à la gorge et l’étrangler. Mais Hermann, se retournant de nouveau :
– Il est trop tard ou trop tôt maintenant, dit-il, voici le relais de poste !
En effet, une maison isolée se dressait au milieu de la plaine neigeuse, et un filet de fumée montait au-dessus du toit. Les loups, qui ont toujours une extrême prudence, cessèrent d’accompagner la téléga et se tinrent à une distance respectueuse. Madeleine avait fait le sacrifice de sa vie et gardait maintenant un morne silence. Le moujik, du plus loin qu’il avait aperçu le relais, s’était mis à siffler. Le bruit des clochettes avait fait le reste : le maître de poste était prévenu, et, quand la téléga de M. de Morlux arriva, il y avait trois chevaux frais à la porte et un autre moujik ; les postillons, en Russie, changeant comme les chevaux, à chaque poste. Hermann se pencha vers son maître et lui dit à l’oreille :
– Il faut pourtant vous décider, monsieur, que voulez-vous faire ?
– Je veux qu’elle soit ma femme ou ma maîtresse ! répondit M. de Morlux d’une voix impérative.
Hermann haussa les épaules et se tut. Les chevaux frais furent attelés ; le nouveau moujik monta sur le siège. Madeleine, agenouillée dans le traîneau, semblait recommander son âme à Dieu, et murmurait tout bas les noms de sa sœur et de son Yvan bien-aimé. Sombre et farouche, M. de Morlux tenait toujours ses pistolets à la main, se demandant s’il n’en finirait pas de suite. Mais la beauté de Madeleine, égide puissante, jetait un tel trouble dans son âme avilie qu’il hésitait toujours. La téléga avait reprit la course. Hermann regardait le nouveau moujik. Mais il était difficile de voir quel était cet homme au juste, car son corps disparaissait sous une immense pelisse, et son visage était couvert d’un bonnet d’astrakan qui lui descendait sur les yeux. Cependant Hermann voulut engager la conversation.
– N’as-tu pas vu passer des soldats conduisant en traîneau des paysans qui ont la coloda aux pieds ?
Le moujik ne répondit pas. Hermann lui parla français, allemand, russe. Le moujik siffla ses chevaux, fit claquer son fouet et ne parut faire aucune attention à Hermann. Celui-ci se retourna de nouveau. M. de Morlux, livide de rage, contemplait Madeleine agenouillée, et tourmentait la crosse de ses pistolets. À cent mètres de la maison de poste, les loups avaient rejoint la téléga, et les chevaux frissonnants, épouvantés de ce terrible voisinage, précipitaient leur course avec une rapidité vertigineuse. Hermann dit encore à son maître :
– Voyons, monsieur, il faut en finir…
– Je l’aime ! répéta M. de Morlux avec un accent égaré.
Les loups, avec leurs yeux sanglants, décrivaient un cercle de feu autour de la téléga. Hermann et M. de Morlux parlaient allemand. Madeleine devinait qu’il était question d’elle entre le maître et le valet, mais elle ne comprenait pas ce qu’ils disaient.
– Maître, murmurait Hermann, méfions-nous du moujik. Pas de bruit, pas de coups de pistolet ; mais prenez-la à bras-le-corps et jetez-la hors du traîneau… les loups feront le reste.
– Tais-toi ! ne me tente pas ! disait M. de Morlux.
– Voulez-vous donc arriver à Peterhoff ou à Studianka ? Là, elle se réclamera du premier soldat qu’elle trouvera…
– Oh ! fit M. de Morlux avec rage, il faut qu’elle soit à moi…
– Maître, maître, les loups ont faim ! ricana Hermann.
M. de Morlux eut le vertige et ses yeux s’injectèrent. Il se précipita sur Madeleine, et la saisit par le milieu du corps… Madeleine jeta un cri et se cramponna à la banquette du traîneau.
– Les loups ont faim ! répéta Hermann.
Mais soudain, au cri de Madeleine, un autre cri répondit : un cri terrible, un cri d’agonie… C’était le moujik qui, saisissant Hermann à la gorge, l’avait précipité du siège sur la neige. Et M. de Morlux, abandonnant Madeleine qui se débattait avec l’énergie du désespoir, vit un groupe informe qui se roulait sur la neige, les loups et leur victime Hermann qui criait comme avait crié le cosaque, et dont les loups se disputaient le corps lambeau par lambeau, en poussant de féroces hurlements.