XXVII

Nous avons laissé Rocambole en proie à l’ivresse étrange que procure l’opium, et jeté, les mains liées derrière le dos, sur le traîneau qui emportait les soldats et les prisonniers. Nous nous servons de ce mot de prisonnier parce que tout paysan russe livré par son seigneur au service militaire, n’obéissant jamais de bonne grâce, est presque toujours emmené de force et garrotté. Le froid éteignit chez Rocambole cette surexcitation nerveuse qui s’était traduite, comme on l’a vu, par des paroles incohérentes.

Les soldats chantaient, Alexis pleurait, car on l’avait séparé de sa jeune femme au moment même où il touchait à la liberté, et le troisième paysan livré par Nicolas Arsoff était absorbé par cette ivresse bestiale que procure au serf russe l’eau-de-vie de grain. Les hallucinations du haschis se calment presque instantanément, surtout chez les natures nerveuses. Le froid qui saisit Rocambole opéra sur lui une révolution après l’avoir un moment plongé dans une espèce de sommeil. Il s’était endormi ivre et fou ; il rouvrit les yeux comme il avait l’habitude de les rouvrir, c’est-à-dire avec le calme de son esprit et le merveilleux sang-froid qui, jusque-là, ne l’avait jamais abandonné. Il eut bien un moment d’indécision et d’étonnement ; rattachant son réveil à ses derniers souvenirs, il se rappela s’être assis dans un fauteuil de cuir, auprès du poêle, dans la grande salle du château. Maintenant la téléga de poste l’entraînait en pleine nuit, et dans cette téléga il y avait dix ou douze hommes qui parlaient, riaient, chantaient ou pleuraient. Quels étaient ces hommes ? Comment se trouvait-il parmi eux ? Malgré sa perspicacité ordinaire, il était impossible à Rocambole de le deviner. Où allaient-ils ? Pourquoi lui avait-on attaché les mains ? Mystère encore ! La téléga était un traîneau grossier, construit différemment de ceux qui sont employés par les voyageurs de distinction. Il était muni d’une caisse reposant sur l’essieu de derrière, assez semblable à nos charrettes françaises. C’était dans cette partie du véhicule que les trois prisonniers, solidement liés, avaient été entassés, tandis que le sous-officier et les soldats, assis sur le devant, entouraient le moujik conducteur. Dans cette téléga, le fanal n’était pas à deux faces ; par conséquent Rocambole et ses deux compagnons d’infortune étaient plongés dans l’obscurité et ne pouvaient se voir.

Alexis continuait à pleurer. S’il eût parlé, certainement Rocambole l’eût reconnu à sa voix. Rocambole, dans le cours de son orageuse existence, s’était trouvé dans bien d’autres situations ; et quand un homme a, comme lui, passé six années au bagne, il a acquis un merveilleux instinct de prudence qui ne se dément jamais. La première chose que fait un homme ordinaire devenu prisonnier pendant le sommeil de l’ivresse, c’est, en revenant à lui, de crier et de se débattre. Mais Rocambole n’était pas un homme ordinaire. Rien en lui ne trahit ce retour instantané à la raison. Seulement, son œil de lynx perça les ténèbres et sa haute intelligence se livra à un travail de reconstruction des faits qui avaient dû se passer.

De temps en temps, pendant la course rapide du traîneau, un soldat allumait sa pipe, se servant pour cela d’un bout de corde goudronnée qu’il mettait en contact avec le fanal. Cette opération jetait pendant dix secondes de rapides reflets sur les visages et les uniformes, et Rocambole put se convaincre sur-le-champ qu’il était au pouvoir des soldats. Mais qu’avait-il fait pour cela ? Peu à peu ses souvenirs revinrent en foule. Au moment où sa raison l’avait abandonné, il venait de préparer sa fuite et celle de Vanda et de Madeleine, et il n’attendait plus que le moment où Nicolas Arsoff et M. de Morlux remonteraient chez eux. Que s’était-il passé depuis ? Tout ce que Rocambole put se rappeler, c’est qu’il lui avait semblé que la fumée de son cigare le poussait au sommeil. Un moment il avait voulu le jeter. Avec un pareil jalon, Rocambole devait se reconnaître bien vite. Le cigare – il n’en douta plus dès lors – renfermait un narcotique, et, tandis qu’il s’apprêtait à battre M. de Morlux, c’était M. de Morlux qui l’avait battu.

Ce qui s’était passé ensuite lui importait peu désormais. Tout ce qu’il devinait, tout ce dont il avait maintenant la conviction, c’est que Madeleine et Vanda étaient sans doute au pouvoir de M. de Morlux. Et Rocambole sentit son cœur battre à outrance et ses cheveux se hérisser. Cependant la promesse de partager la prime de mille roubles pour la capture de la femme accusée d’espionnage avait mis le sous-officier en belle humeur, et cette belle humeur s’était augmentée sensiblement au départ du château, car M. de Morlux lui avait mis un billet de vingt roubles dans la main.

Il y avait une heure que la téléga courait. Le sous-officier dit au moujik :

– Tes chevaux sont bons, camarade. Ils ne regarderont pas à faire un petit détour, n’est-ce pas ?

Rocambole entendit ces paroles.

– Où voulez-vous donc aller ? demanda le moujik.

– Nous pourrions faire un crochet vers le nord-ouest. Le moujik se mit à rire :

– J’entends, dit-il, vous voulez aller boire un coup à l’auberge du Sava ?

– Justement.

– Aurai-je ma part ?

– Sans doute.

– En route donc ! dit le moujik qui venait d’atteindre un de ces poteaux indicateurs qui, dans les vastes plaines neigeuses de Russie, sont les seuls indices du chemin à suivre.

Et la téléga remonta vers le nord-ouest. Rocambole savait assez de russe pour ne pas perdre un mot de cette conversation. En outre, on avait assez parlé depuis quatre jours de l’auberge du Sava pour qu’il sût qu’elle n’était qu’à quelques verstes du château du comte Potenieff. Et Rocambole, toujours muet, immobile, l’oreille tendue, écouta encore la conversation du sous-officier et des soldats. Tout en écoutant il se disait :

– Pour peu que ces hommes s’arrêtent et boivent, je trouverai bien un moyen de leur échapper.

Alexis pleurait et se lamentait. Rocambole, qui avait les mains et les pieds liés et ne pouvait par conséquent se lever ou se traîner, exécuta alors sur lui-même un singulier mouvement de rotation et se mit à rouler comme un bâton qu’on pousserait du pied sur une pente. Cette manœuvre lui permit de se trouver tout auprès d’Alexis, qu’il ne pouvait distinguer, mais qu’il avait fini par reconnaître, car le paysan, dans ses lamentations, avait plusieurs fois laissé échapper le nom de Catherine, Et il l’appela tout bas par son nom. Alexis tressaille et cesse de pleurer. Rocambole se hissa jusqu’à son oreille, y colla ses lèvres et dit :

– C’est moi… le maître… j’ai toute ma raison…

– Vrai ? dit le paysan.

– Oui, mais parle… que s’est-il passé ?

– Vous avez été fou.

– Ah !

– Fou et furieux. Vous ne reconnaissiez plus personne.

Alors Alexis raconta ce qu’il savait, c’est-à-dire qu’il s’était trouvé au rendez-vous donné par Rocambole, mais qu’il avait attendu vainement pendant plus d’une heure ; qu’au bout de ce temps, il avait été entouré subitement par les gens de Nicolas Arsoff et traîné par eux au château, où il avait trouvé Rocambole en ce singulier état de surexcitation et de folie. Alexis ne négligea aucun détail. Il parla de l’audace de Nicolas Arsoff livrant Rocambole comme un paysan qui s’était soustrait à l’obrock, il raconta le désespoir de Vanda et la joie de ce Français qui paraissait être l’ami de l’intendant. Enfin il répéta à Rocambole les dernières paroles de Vanda :

– Veille sur ton maître !

Et Rocambole, qui croyait en Vanda comme en lui-même, se dit :

– Si je puis échapper à ces hommes d’ici à quelques heures, peut-être rien n’est-il encore désespéré.

La téléga courait vers l’auberge du Sava avec une rapidité que le gosier altéré du moujik semblait précipiter. Enfin, la maison maudite apparut dans le lointain. Elle était silencieuse et morne, et aucun filet de fumée ne sortait du toit ; aucun jet de lumière ne passait au travers de la porte ou des volets.

– Hé ! la sorcière ! cria le moujik en arrêtant son attelage fumant devant le seuil.

Il fit claquer son fouet et appela.

Le sous-officier sauta à terre, et avec la crosse de son fusil ébranla la porte.

Après tout ce bruit, la fenêtre du grenier où couchait Yvanowitchka s’ouvrit et la vieille cria :

– Que me veut-on ?

– Nous voulons boire.

– Passez votre chemin, je n’ai plus de bière.

– Tu auras de l’eau-de-vie ?

– Je n’en ai plus.

– Même pour deux roubles ?

– Vrai ? paierez-vous ? dit la vieille hôtesse qui se méfiait des soldats.

– Oui, et d’avance.

Elle se décida à venir ouvrir.

Les soldats sautèrent en bas de la téléga, et l’un d’eux dit au sous-officier :

– Ces pauvres gens doivent être morts de froid ; il faudrait les faire mettre près du poêle, tandis que nous boirons.

– Bah ! dit le sous-officier, ils sont tranquilles : autant les laisser dans le traîneau.

Rocambole avait de nouveau collé ses lèvres à l’oreille d’Alexis.

– Avec quoi as-tu les mains liées ? dit-il.

– Avec des cordes.

– Tâche de te coucher sur le ventre et d’approcher tes poignets de mes dents, dit Rocambole.

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