Un souvenir traversa l’esprit de Nicolas Arsoff comme il s’avançait vers Vanda avec l’intention de la désarmer. Il se rappela que trois heures auparavant elle s’était jetée sur M. de Morlux avec la souplesse et la foudroyante rapidité d’une tigresse, et que M. de Morlux n’avait dû son salut qu’à un hasard. Or Nicolas Arsoff avait bu et, quand il avait bu, le digne intendant n’était pas solide sur ses jambes… Il s’arrêta donc en chemin et se remit à rire de ce gros rire hébété qu’il avait dans l’ivresse.
– Je crois, balbutia-t-il, que vous vous moquez de moi.
– Non, répondit-elle, seulement, je veux savoir où est le trésor.
– Pour le prendre ?
– Peut-être…
– Non, non, répéta-t-il ; je vous donnerai ce que vous voudrez, mais…
– Mais je veux savoir où tu enfermes ton trésor…
Et elle se mit à lui sourire comme elle souriait quand elle voulait séduire. Nicolas fit un pas encore. Mais le poignard tiré le fit hésiter à aller plus loin.
– Oh ! je vous aime, balbutia-t-il, je vous aime…
– Alors, dit-elle en lui souriant toujours, pourquoi ne veux-tu pas me montrer ton or ?
– Mais je vous en donnerai…
– Je veux me faire ma part moi-même.
– Ah ! fit-il avec étonnement, vous ne prendrez donc pas tout ?
– Non.
Sa voix était nette et son expression de franchise si grande que l’ivrogne en fut frappé. Vanda poursuivit :
– Je veux savoir où tu mets ton or, pour voir si tu es un homme ingénieux.
Son gros rire reparut.
– Il est bien caché, dit-il.
– Ah !
– Et on chercherait partout, même dans la lune, avant de savoir où il est, fit-il avec un sentiment d’orgueil.
En parlant ainsi, Nicolas Arsoff ignorait une chose, c’est que, quatre jours auparavant, tandis que le faux Allemand et sa compagne le ramenaient ivre mort de Studianka, il avait beaucoup jasé dans son sommeil, à ce point que Rocambole avait dit à Vanda :
– C’est vraiment dommage que je ne sois plus le Rocambole d’autrefois. Voilà une bien belle occasion de s’approprier le bien d’autrui.
Donc, Vanda savait parfaitement ce qu’elle demandait avec tant d’insistance. Cependant Nicolas Arsoff hésitant encore :
– Mais, lui dit-elle, s’armant de son plus beau rire tentateur, si tu as tant d’or que cela, comment veux-tu que je l’emporte ?
– J’en ai de quoi remplir une téléga ! répondit-il.
– Montre-le-moi !
Et dans ces trois mots, elle sut mettre cet indicible accent de cupidité qui n’appartient qu’aux femmes vénales. L’ivrogne avait été longtemps partagé entre deux sentiments tout à fait opposés, la vanité et la prudence. La vanité le poussait à montrer la cachette pour faire admirer à Vanda les ressources de son imagination. La prudence lui commandait de garder son secret pour lui seul. La vanité l’emporta.
– Eh bien ! fit-il, je vais vous le dire…
– Ah ! enfin…
– Mais vous m’aimerez, n’est-ce pas ?
Et il fit encore un pas vers elle.
– Oui, quand j’aurai vu ton or. Où est-il ?
– Il n’est pas dans le château.
– Vraiment ? où est-il donc ?
– Dans le jardin.
– Enterré ?
– Non… mieux que cela.
– Allons ! fit-elle en appuyant sa main gauche sur l’épaule de l’intendant, qui frissonna à ce contact.
– Mais c’est en plein air, dit-il encore.
– Qu’importe !
– Et il gèle si fort…
– Je m’envelopperai dans une bonne pelisse.
Sur ces mots, Vanda frappa le timbre d’argent qui se trouvait sur la table, et deux valets entrèrent.
– Canailles ! leur dit Nicolas Arsoff, donnez-moi mes fourrures les plus chaudes et jetez sur les épaules de madame, qui est maintenant votre reine et maîtresse, cette pelisse de renard bleu que le marchand de Peterhoff m’a engagée pour vingt mille roubles.
On s’empressa d’obéir à Nicolas Arsoff. Enveloppée dans la riche fourrure qu’on venait de lui apporter, Vanda s’appuya au bras de l’intendant avec un perfide abandon.
– Je crois que je deviens fou ! murmura celui-ci, qui se sentait transporté dans le monde des rêves.
– Allons voir ton or, répéta Vanda.
Nicolas, toujours trébuchant, s’aventura dans les corridors du château. Vanda le soutenait. Il arriva ainsi à une porte qui donnait sur le jardin et dont il avait la clé parmi le trousseau qui pendait toujours à sa ceinture. La nuit était glaciale, le ciel d’une pureté étincelante. La neige qui couvrait la terre avait acquis sous les pieds la dureté du diamant. Le froid dégrisa un peu Nicolas Arsoff. Une fois encore, il hésita à livrer son secret. Mais Vanda s’appuyait sur lui avec une telle nonchalance que son hésitation subit le dernier assaut et fut vaincue. Alors la prudence fit place à la vanité, et il tint à justifier le mot ingénieux tombé des lèvres de Vanda.
– Maîtresse, disait-il en marchant, crois-tu donc qu’un esclave n’a pas l’esprit d’un homme libre ? Ni le comte Potenieff, mon maître, ni le czar n’auraient eu l’idée que j’ai eue.
– En vérité ! fit Vanda d’un ton railleur.
Il étendit la main vers un monument de forme bizarre, à coupole dorée, qui se trouvait au bout du jardin.
– Qu’est-ce que cela ? demanda-t-elle.
– Ce sont les bains du château ; il y a là une étuve pour l’hiver et un bassin de marbre pour l’été.
– Et c’est là qu’est ton argent ?
– Peut-être…
Il faisait un clair de lune admirable, et la réverbération de la neige achevait de compléter l’illusion. On se serait cru en plein jour. À mesure qu’ils approchaient, Vanda feignait une curiosité plus vive. Ils arrivèrent enfin à l’endroit désigné par Nicolas Arsoff. Alors Vanda vit tout auprès du monument à coupole dorée un bassin profond de quinze pieds. On eût dit une aiguière au-dessous d’un pot à eau.
– C’est là ! dit Arsoff.
Vanda se plaça sur le bord et ne vit rien. Le bassin était complètement vide.
– Esclave, dit-elle, te moques-tu de moi ?
– Non, maîtresse, dit Arsoff. Laissez-moi vous expliquer…
– Parle.
– Ne voyez-vous pas, au milieu, un point noir ?
– Oui.
– C’est un anneau. En le soulevant, on amène une dalle.
– Bon !
– Et cette dalle recouvre une sorte de caveau de huit pieds de profondeur et de six de large.
– Et… c’est là…
– C’est là que j’ai entassé de l’or et des billets à tourner la tête au comte Potenieff !
– Et à moi, dit Vanda, qui jeta à l’intendant une œillade assassine.
Nicolas eut le vertige et voulut embrasser Vanda ; mais elle le repoussa doucement, en disant :
– Non, je veux savoir…
En même temps elle lui montrait en souriant la lame de son poignard, pour lequel Nicolas avait le plus grand respect.
– Mais, reprit-elle, je ne trouve pas cela très ingénieux, moi !
– Et pourquoi donc ?
– J’aimerais mieux un bon coffre bien solide dans un caveau aux murs épais fermés par une porte de fer.
– La nature me donne mieux que cela ! dit Nicolas Arsoff. Regardez… Ce bassin est profond…
– Oui.
– Il est en marbre et ses parois n’offrent aucune aspérité.
– C’est vrai.
– Si un homme, un voleur, par exemple, y descendait, il n’en pourrait sortir qu’à l’aide d’une échelle.
– Ce qui n’est pas difficile à se procurer, dit Vanda.
– Attendez, reprit l’intendant ; mais le bassin n’est jamais vide… si ce n’est trois jours par an, et pendant ces trois jours je fais bonne garde.
– Explique-toi.
– Hier les paysans ont payé l’obrock et leurs autres redevances. Demain, si la nuit est sombre, j’apporterai tout ce qu’ils m’ont donné, et je le réunirai à ce qu’il y a déjà là-bas.
– Et puis ?
– Et puis, voyez-vous ce robinet ?
– Oui.
– C’est celui de la chaudière de l’étuve qui est pleine d’eau tiède. J’ouvrirai ce robinet…
– Et tu rempliras le bassin ?
– Oui. Et une heure après, le froid aura fait son office, et il y aura par-dessus mon trésor vingt pieds de glace qui vaudront mieux que toutes les portes de fer du monde.
Vanda eut un sourire, que Nicolas Arsoff prit pour de l’admiration.
– Tu es un homme de génie, dit-elle, mais tu dois te souvenir de tes promesses ?
– Sans doute, balbutia-t-il.
– Tu m’as promis de l’or !…
– Oui.
– Il me le faut avant qu’il te prenne fantaisie d’inonder ton bassin.
– Tout ? demanda-t-il avec une crainte naïve, mais de plus en plus fasciné.
– Non, dit-elle, je m’en rapporte à ta générosité. Mais, comment descendras-tu ? Tu n’as pas d’échelle…
– Oh ! attendez, fit-il.
Et il déroula une corde qu’il avait autour des reins, comme la plupart des serfs russes, et il en fixa une extrémité au robinet de l’étuve. Alors les yeux de Vanda brillèrent d’une flamme étrange.