L’intendant se dépouilla alors de sa pelisse qui aurait pu le gêner dans ses mouvements, et saisissant la corde d’une main, il se laissa glisser au fond du bassin. Mais à peine s’était-il baissé pour passer sa main dans cet anneau de fer qui devait lui permettre de soulever la dalle sous laquelle se trouvait son trésor, qu’un jet d’eau lui tomba sur la tête. Il se releva vivement et fut comme aveuglé. Vanda avait ouvert le robinet de l’étuve et l’eau coulait de l’épaisseur d’une cuisse d’homme. Cette eau était presque tiède. Arsoff ne comprit pas tout d’abord ; il crut que c’était en tirant sur la corde qui lui avait servi à descendre dans le bassin, qu’il avait lui-même ouvert le robinet. Aussi cria-t-il à Vanda, qui se trouvait debout et immobile sur le bord :
– Fermez le robinet !
Mais Vanda ne bougea point. L’eau tombait sur la tête de l’intendant, qui se réfugia à l’autre extrémité du bassin.
– Fermez ! fermez ! répéta-t-il.
– Imbécile ! répondit Vanda, qui eut alors un rire strident.
Arsoff s’élança vers le bout de la corde qui pendait et voulut s’en servir pour remonter. Vanda ne parut point s’y opposer. Il se cramponna à la corde et commença à monter, malgré la trombe d’eau qui lui tombait sur la tête et l’aveuglait, car la corde, étant fixée au robinet, le plaçait par conséquent sous le jet. Vanda, immobile et calme, riait toujours. Arsoff, complètement dégrisé, avait retrouvé sa force et son énergie, et il s’élevait peu à peu, serrant la corde avec ses mains et ses genoux. Il n’était plus qu’à quelques pieds du bord, et déjà une de ses mains, abandonnant la corde, allait s’accrocher à la tablette de marbre, lorsqu’il retomba lourdement au fond du bassin. Vanda, avec son poignard, dont elle ne s’était point séparée, avait coupé la corde. L’intendant jeta un cri de rage, auquel répondit un nouvel éclat de rire de Vanda.
– Esclave, dit-elle, tu ne feras plus fouetter personne ; tu ne voleras plus ton maître le comte Potenieff ; tu n’oseras plus parler d’amour à une femme libre comme moi !… Si tu sais une prière, dis-la ; si tu crois en Dieu, demande-lui pardon, car tu vas mourir, et le lieu où tu es est ton tombeau…
– À moi ! au secours ! hurlait Nicolas Arsoff bondissant dans sa fosse de marbre comme une bête fauve prise au piège.
– On ne t’entendra pas ! répondit Vanda ; et si tes gens t’entendaient, s’ils osaient approcher, je n’aurais qu’un signe à leur faire pour les éloigner. Ne leur as-tu pas dit que j’étais reine et maîtresse désormais ?…
L’eau montait toujours et le bassin s’emplissait.
– Ah ! misérable femme ! cria-t-il éperdu, tu veux donc me noyer ? Elle lui répondit par ce rire étincelant et moqueur qui était son arrêt de mort.
– Non, dit-elle ; l’asphyxie serait trop douce pour toi !… tu ne serais pas assez châtié !…
Et, enveloppée dans sa pelisse pour résister de son mieux à ce froid terrible de la nuit moscovite, qui endort avant de tuer, elle attendit, les yeux fixés sur l’intendant, autour duquel l’eau montait peu à peu. La première qui avait coulé était presque tiède ; celle qui lui succéda était froide, puis elle devint glacée. Nicolas Arsoff jetait des cris terribles ; il priait et suppliait après avoir blasphémé ; puis, après avoir supplié, il blasphémait de nouveau. Le bassin s’emplissait lentement. D’abord Arsoff avait eu de l’eau jusqu’à la cheville ; puis jusqu’au ventre, puis elle couvrit la ceinture.
– Femme ! cria Arsoff, ferme le robinet, et tout ce que je possède de trésors est à toi !
– Esclave, répondit-elle, si du vivant du baron Sherkoff tu avais osé lever les yeux sur moi, je t’aurais fait mourir sous le fouet.
– Grâce ! madame ! grâce ! maîtresse !… disait-il en joignant les mains. Fermez le robinet !… au nom de Dieu, au nom des saints…
Et sa voix tremblait et ses dents s’entrechoquaient avec furie, car l’eau était de plus en plus froide… Et l’eau montait toujours. Enfin, elle arriva jusqu’aux épaules du malheureux et lui entoura le cou comme un cercle d’acier.
– Qu’il soit donc fait ainsi que tu le désires ! dit alors Vanda avec un éclat de voix railleuse.
Et elle ferma le robinet. L’eau cessa de couler, mais la tête seule du malheureux était dehors. Un moment il se crut sauvé ; un moment, il crut qu’elle avait eu pitié.
– La corde ! lui cria-t-il, jetez-moi une corde… Appelez au secours… on viendra…
Il se souvenait que la corde était retombée avec lui au fond du bassin, et il l’apercevait flottant à la surface, tout près de lui. Vanda riait et ne bougeait pas.
– Ah ! s’écriait l’intendant, cette eau me glace !… à moi !… au secours !… Faites-moi retirer de là, madame…
– Tu es fou ! répondit-elle.
Et elle se mit à faire le tour du bassin pour se réchauffer un peu par la marche.
Nicolas Arsoff commençait à comprendre le terrible genre de mort que la vindicative Vanda lui réservait.
– Il est quatre heures du matin, lui cria-t-elle encore, c’est le moment de la nuit où il gèle le plus fort.
Et, en effet, Nicolas Arsoff sentit que l’eau s’épaississait autour de lui… Et sa gorge, saisie par le froid, ne livra plus passage qu’à des sons inarticulés. Puis ces sons allèrent s’affaiblissant. Vanda continuait à se promener autour du bassin, faisant bonne garde, comme le dragon à l’entour de la caverne où gît un trésor. Elle grelottait dans sa pelisse de renard bleu, la fourrure la plus chaude que l’on trouve en Russie, cependant ; mais la haine lui donnait la force et le courage de lutter contre le froid. Arsoff ne criait plus. Il roulait un œil stupide autour de lui, et Vanda comprit bientôt qu’une agonie terrible commençait pour lui. Et sa montre à la main, comptant les minutes qui s’écoulaient, elle continua sa promenade, hautaine et farouche comme la divinité de la vengeance !
Et tandis que Vanda infligeait à Nicolas Arsoff ce terrible supplice, une téléga courait à toute vitesse vers le château de Lifrou. La nuit s’était écoulée, le jour était venu et le soleil étincelait à la cime des arbres couverts de neige. Rocambole fouettait ses chevaux avec rage, avec furie, et répétait sans cesse ce nom :
– Vanda ! Vanda !…
Madeleine, épuisée, vaincue par les émotions et le froid de cette nuit horrible, s’était endormie de nouveau dans le fond du traîneau de poste. Alexis, le paysan russe, que Rocambole avait repris avec lui en repassant devant le relais, avait amoncelé sur elle tout ce qu’il y avait de couvertures et de fourrures dans le véhicule. Enfin la téléga s’avança sur la chaussée de l’étang et quelques minutes après, les chevaux s’arrêtèrent devant la cour du château. Rocambole s’élança de son siège en criant :
– Vanda ? où est Vanda ?
Un moujik, qui parlait français, le regarda d’un air idiot et lui répondit :
– C’est la maîtresse à présent !…
Et Rocambole vit accourir à lui les gens du château. Les uns riaient, les autres étaient ivres… Mais tous paraissaient en proie à une joie extravagante. Et, comme Rocambole continuait à demander où était Vanda, ils le conduisirent dans le jardin, d’où elle n’avait pas bougé de la nuit. Et Rocambole vit la jeune femme debout au bord du bassin, assistant aux derniers moments de son esclave, qui avait osé lui parler d’amour. Le bassin, maintenant, était complètement gelé, et, du milieu d’un bloc de glace, sortait la tête livide de M. Nicolas Arsoff. L’intendant respirait encore ; mais la glace commençait à se resserrer, lui formant autour du corps une carapace qui allait finir par l’étouffer… Et les gens du château avaient surpris Vanda assistant à l’accomplissement de sa vengeance ; et, au lieu de délivrer leur maître, ils avaient applaudi à son châtiment. Vanda n’avait rien vu, rien entendu… Elle attachait maintenant un regard fixe et béant sur cette tête violacée que les ombres de la mort commençaient à estomper, dont les yeux étaient sans rayons, et dont les lèvres remuaient sans livrer passage à aucun son. Et ce ne fut que lorsque ses yeux se fermèrent, lorsque ses lèvres devinrent immobiles et rigides, lorsque, enfin, Nicolas Arsoff fut mort, qu’elle se retourna… Alors elle vit Rocambole, grave et silencieux, auprès d’elle. Et elle jeta un cri.
– Et Madeleine ? demanda-t-elle.
– Sauvée, répondit Rocambole.
– Ah ! je le savais bien ! murmura-t-elle en se laissant tomber dans ses bras.
– En France, répondit Rocambole, en France, maintenant !…