XXXIII

Avant de suivre Rocambole et Vanda, qui ramenaient Madeleine en France, il nous faut revenir à un personnage de cette histoire que nous avons quelque peu perdu de vue. Nous voulons parler d’Yvan Potenieff, que nous avons laissé revenant de chez le prince X… et arrêté aux portes de Moscou par ordre du chef de la police. En Russie, on ne discute pas. Depuis le plus humble des serfs jusqu’au plus grand seigneur, chacun obéit. Yvan, qui ne pouvait soupçonner son père d’avoir provoqué son arrestation, après avoir vainement demandé qu’il lui fût permis de le faire prévenir, se résigna à monter dans le traîneau qui devait le conduire à Saint-Pétersbourg.

La route lui parut longue ; elle dura plusieurs jours qui lui semblèrent des siècles. Chaque verste nouvelle qu’il franchissait ne le séparait-elle pas de sa chère Madeleine ?… Au fond, Yvan n’était pas très inquiet sur son propre sort. Il avait beaucoup d’amis dans le corps des cadets, et l’on y connaissait ses opinions. Yvan était sincèrement attaché à l’empereur, qui représentait les idées nouvelles, et il n’était nullement enthousiaste du vieux parti russe. Seulement, dans un pays où la police tient le rôle principal, il était tout naturel que les autorités de Moscou se fussent effarouchées de voir un officier de la garde assister aux réunions du prince X…, qui faisait ouvertement de l’opposition. Yvan comprenait tout cela si parfaitement qu’il se disait en route :

« Je n’aurai qu’à écrire à l’empereur pour obtenir ma grâce et une prolongation de congé. Je repartirai alors sur-le-champ pour Moscou, et il faudra bien que mon honoré père, qui est cause de toute ma mésaventure, répare ses torts en me donnant tout de suite ma chère Madeleine. »

Et, à partir du moment où il eut fait cette réflexion, Yvan devint plus calme et considéra son arrestation comme un événement sans importance. L’officier de police qui l’accompagnait lui avait permis, dès le lendemain du premier jour de voyage, d’écrire à son père. Il avait usé de cette permission, dans une maison de poste, tandis qu’on relayait, et il avait glissé dans sa lettre une lettre pour Madeleine.

« Toutes affaires cessantes, mon cher père [disait-il en terminant sa lettre], venez à Pétersbourg. Si l’empereur devait être abusé par quelque rapport de police, vous seriez là pour me défendre. »

Enfin, le matin du cinquième jour, l’officier prisonnier fit son entrée dans la capitale de toutes les Russies et fut conduit dans ce qu’on appelle l’île de Saint-Pétersbourg, à la forteresse hexagone qui sert de prison militaire. Le gouverneur parcourut rapidement le rapport que lui remit l’officier de police qui avait opéré l’arrestation d’Yvan et l’avait accompagné. Puis il dit à Yvan :

– Vous êtes mon hôte jusqu’à nouvel ordre ; mais je me plais à croire que votre situation n’a rien de grave.

Les Potenieff, s’ils ne sont plus riches, jouissent néanmoins d’une grande considération, due à leur ancienneté de race et aux services militaires qu’ils ont toujours rendus de père en fils. Yvan fut logé dans une chambre à part et on lui donna un soldat pour le servir. Le soir, le gouverneur de la prison l’invita à dîner. Ces égards lui semblèrent de bon augure. Il demanda la permission d’écrire à l’empereur, et cette permission lui fut accordée.

Le lendemain, il attendit toute la journée sa mise en liberté ; mais aucun ordre ne fut transmis au gouverneur de la prison. Deux jours s’écoulèrent, et Yvan ne vit rien venir. Il était convaincu pourtant que l’empereur n’avait rien à refuser au comte Potenieff, et il calculait que son père avait dû faire diligence et accourir en toute hâte à Saint-Pétersbourg. Yvan se trompait. Les jours succédaient aux jours et Yvan était toujours prisonnier. Seulement, comme on lui avait permis d’écrire, il s’en servait à cœur joie et rédigeait un véritable journal à l’adresse de sa chère Madeleine. Après les jours vinrent les semaines. Le gouverneur se montrait toujours charmant pour Yvan Potenieff, mais il ne parlait pas de le remettre en liberté. C’était un vieil officier, ce gouverneur, qui avait quelque répugnance à exercer ce métier de geôlier, et qui parfois en témoignait hautement sa mauvaise humeur. Un jour que, pour la centième fois peut-être, Yvan se plaignait avec amertume de la rigueur avec laquelle on le traitait et du peu d’égards qu’on avait sans doute pour son père le comte Potenieff, le gouverneur haussa les épaules :

– Vous croyez donc, fit-il, que votre père s’occupe de vous ?

– Dame ! répondit Yvan, peut-il en être autrement ?

– Peut-être.

– Que voulez-vous dire, monsieur ? fit Yvan avec étonnement.

– Mon jeune ami, dit le gouverneur, vous plaît-il de causer dix minutes avec moi ?

– Parlez, monsieur.

– Pourquoi vous a-t-on arrêté ?

– Parce que je revenais de chez le prince K…, où l’on s’occupe de politique.

– Et pourquoi étiez-vous allé chez le prince K… ?

– C’est un vieil ami de ma famille. Mon père m’avait chargé de lui porter ses compliments.

Un sourire vint aux lèvres du gouverneur.

– Écoutez donc, reprit-il. Croyez-vous que si la police de Moscou vous avait jugé dangereux et qu’elle eût admis que vous partagiez toutes les idées émises chez le prince K… elle se serait donné la peine de vous envoyer à Pétersbourg ?

– Qu’aurait-elle donc fait de moi ?

– On vous eût mis au cachot, à Moscou même.

– Bon !

– Et la première chaîne allant en Sibérie vous eût pris au passage.

Yvan ne put se défendre d’un léger frisson.

– Au lieu de cela, poursuivit le gouverneur, on vous a amené ici, où vous êtes fort bien traité.

– J’en conviens.

– Où rien ne vous manque.

– Sauf la permission d’aller me promener sur la perspective Newski, fit Yvan en riant.

– Si vous voulez me donner votre parole que vous rentrerez tous les soirs, vous pourrez sortir tous les jours, dit le gouverneur.

– Il se pourrait ! exclama Yvan stupéfait.

– Oui, mais à trois conditions, cependant.

– Voyons !

– La première est que vous ne chercherez pas à pénétrer au palais et ne demanderez aucune audience, soit au directeur général de la police, soit à tout autre fonctionnaire.

– Je vous le promets, répondit Yvan.

– La seconde, c’est que vous n’écrirez pas à l’empereur ; car, dit le gouverneur en riant, il faut bien que je vous dise la vérité : j’avais ordre d’intercepter votre lettre, et l’empereur ne l’a point reçue par conséquent.

– Mais, monsieur, s’écria Yvan, s’il en est ainsi…

– Choisissez, fit froidement le gouverneur : ou rester dans votre chambre, ou avoir la permission d’aller vous promener chaque jour.

– Soit, murmura Yvan, je n’écrirai pas.

– Il y a une troisième condition, dit le gouverneur.

– J’écoute.

– Si vous rencontrez des gens de votre connaissance, vous ne leur direz pas que vous êtes prisonnier.

– Monsieur, s’écria Yvan, tout ceci ressemble singulièrement à une énigme.

– Dont vous devriez déjà avoir trouvé le mot, dit le gouverneur.

– Je ne comprends pas…

– Cherchez ; le mot est un nom de femme…

Et le gouverneur tourna sur ses talons et laissa Yvan en proie à un redoublement de surprise. Une heure après, le soldat qu’on lui avait donné comme valet de chambre lui apporta, de la part du gouverneur, un portefeuille auquel était joint un billet. Le portefeuille contenait une certaine somme. Le billet indiquait que cet argent provenait d’une lettre de crédit expédiée par le comte Potenieff.

– Mon père est à Pétersbourg ! s’écria Yvan.

Et il s’habilla à la hâte. Il était alors midi, le soleil brillait, le temps était superbe et la perspective devait être encombrée d’équipages. Le gouverneur ne s’était point moqué d’Yvan. À tous les guichets, on le salua et le laissa passer. Une fois hors de la prison, il se jeta dans un droski et dit au stanwitsch, c’est-à-dire au cocher :

– Mène-moi au pont des Chanteurs.

C’était auprès de ce pont, dans la maison Kalouginne, que le comte Potenieff avait coutume de descendre quand il venait à Pétersbourg. Yvan ne devinait pas encore, en dépit des demi-révélations du gouverneur, que c’était son père qui l’avait fait arrêter. Au pont des Chanteurs, le jeune officier apprit qu’on n’avait pas entendu parler du comte Potenieff. Alors les paroles du gouverneur lui revinrent en mémoire :

« Le mot de l’énigme est un nom de femme. »

Et ce nom jaillit tout à coup des lèvres d’Yvan :

– Vasilika !

Yvan n’accusait pas encore son père, mais il accusait cette belle comtesse Vasilika, qui s’était éprise de lui et qui le voulait épouser. C’était elle, bien certainement, qui avait provoqué son arrestation pour l’arracher à Madeleine. Et Yvan fut pris d’une colère folle contre cette femme, et il cria au stanwitsch :

– Conduis-moi à Vybourg !

Vybourg est le quartier bâti sur la rive droite de la Nève. C’était là que logeait la belle comtesse Vasilika Wasserenoff, la riche héritière que le vieux Potenieff convoitait pour son fils. Moins d’une heure après, le droski s’arrêtait devant le portique de marbre rouge de l’hôtel Wasserenoff, et Yvan en descendait pâle de colère et de rage.

– À nous deux, comtesse Vasilika, murmurait-il.

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