La comtesse Vasilika Wasserenoff était veuve. C’était une femme de vingt-six ans, fort belle, blanche comme un lis et blonde comme un épi mûr. Elle était grande, et son œil noir plein de feu, son nez hardi, sa lèvre dédaigneuse annonçaient un caractère fortement trempé, uni à une vigoureuse constitution physique. La comtesse Vasilika possédait une immense fortune ; elle était maîtresse absolue de sa main, et si elle avait songé à épouser Potenieff, c’est que celui-ci, l’hiver précédent, avant qu’il ne vît Madeleine, avait fait à la belle veuve une cour assidue. Et puis les Potenieff et les Wasserenoff étaient cousins, et, en acceptant la main d’Yvan, la comtesse savait qu’elle relevait une maison tombée. Pendant les cinq mois qu’il avait passés loin de Pétersbourg, Yvan avait écrit plusieurs lettres à la comtesse. Les premières étaient brûlantes, les dernières un peu tièdes. Mais Vasilika se croyait aimée, et elle avait répondu naguère au comte Potenieff qu’elle était prête à épouser Yvan. Ce dernier entra donc comme un fou chez la comtesse. L’intendant de cette dernière vint à sa rencontre et lui dit :
– Madame est un peu souffrante, et monsieur vient la voir de bien bonne heure.
– Je veux la voir sur-le-champ, dit Yvan en bousculant l’intendant.
Et il passa sur une demi-douzaine de laquais en grande livrée. La comtesse était nonchalamment étendue sur un sofa recouvert d’une peau de tigre, au fond d’une serre chaude remplie de lauriers-roses et de camélias. Tandis que la neige couvrait les terrasses de son palais de marbre, la comtesse semblait vivre au milieu des fleurs et de la végétation de l’Orient. À la vue d’Yvan, elle se souleva avec nonchalance et lui tendit la main.
– Ah ! c’est vous ? dit-elle.
Et elle le voulut attirer auprès d’elle sur le sofa. Mais Yvan était fort pâle, et son visage trahissait une violente irritation.
– D’où venez-vous ? de Moscou ? dit la comtesse. Quand êtes-vous arrivé ?
Cette question permit à Yvan, qui demeura debout, d’exhaler toute sa colère.
– Vous le savez aussi bien que moi, comtesse, dit-il.
Elle le regarda avec un étonnement qui aurait dû le convaincre. Mais il était si fort aveuglé par la fureur qu’il continua sur un ton d’emportement et de menace :
– Je suis prisonnier depuis dix jours, grâce à vous et sur votre ordre.
– Prisonnier ! fit-elle au comble de l’étonnement.
– J’ai été arrêté à Moscou il y a quinze jours.
– Mais pourquoi ?
Il eut un rire plein de dédain et de raillerie.
– Vous le demandez ? fit-il.
– Mais, sans doute…
Il frappa du pied avec colère.
– Les femmes, s’écria-t-il, sont perfides et fausses !
Ces mots comblèrent la mesure. La comtesse Vasilika se leva comme une reine offensée et lui montra la porte :
– Sortez ! dit-elle.
Yvan comprit qu’il était allé trop loin et il balbutia quelques excuses ; mais la comtesse répéta son geste et lui tourna le dos. Alors la colère d’Yvan reprit le dessus et il osa demeurer dans le boudoir.
– Je ne sortirai pas, dit-il, que je ne me sois expliqué avec vous, comtesse.
Elle leva sur lui un regard glacé.
– De quelle explication s’agit-il ? dit-elle.
– Je veux savoir pourquoi vous m’avez fait arrêter ?
– Moi ?
– Oui, vous ; car c’est par votre ordre…
Il était si bouleversé en parlant ainsi que la comtesse eut l’esprit traversé par un soupçon. Elle se demanda si Yvan n’était pas devenu fou.
– Voyons ! reprit-elle avec douceur, ce n’est pas à moi, mais à vous qu’il faut demander des explications. Vous avez été arrêté, dites-vous ?
– Oui.
– À Moscou, il y a quinze jours ?
– C’est bien cela.
– Sous quel prétexte ?
– Ah ! fit Yvan avec amertume, le mot prétexte est juste. Sous prétexte de politique.
– Mais, mon cher cousin, dit la comtesse, je n’ai rien de commun avec le ministre de la Police.
– Mais vous avez des relations avec mon père ?
– Sans doute… puisque… autrefois… il avait été question d’un mariage entre nous…
Yvan perdit toute mesure.
– Eh bien ! dit-il, ma cousine, c’est précisément parce que je ne veux plus de ce mariage…
Mais la comtesse Vasilika n’était pas femme à supporter une pareille injure. Elle courut à un cordon de sonnette et le secoua violemment. Son intendant et deux moujiks parurent.
– Reconduisez M. Potenieff, leur dit-elle.
Puis elle recula jusqu’au mur, poussa une porte et disparut, laissant Yvan pétrifié. La colère du jeune officier tomba alors comme par enchantement. Il prit son chapeau et sa pelisse des mains de l’intendant et sortit brusquement. Son droski l’attendait.
– À la citadelle ! dit-il au cocher.
En route, Yvan se demanda si réellement la comtesse n’avait pas dit vrai. Son attitude calme, puis son étonnement et enfin son indignation n’étaient-ils pas autant de preuves de son innocence ? Il rentra à la prison et fit demander une audience au gouverneur. Mais le gouverneur était sorti. Alors Yvan prit une plume et écrivit à la comtesse Vasilika :
« Madame,
« Pardonnez-moi ; vous avez raison, je crois que je suis un peu fou. Mais je vais tâcher de m’expliquer en quelques mots. J’ai recherché l’honneur de votre alliance ; j’ai cru être entraîné par mon cœur : ma tête seule était en cause.
« Je suis en proie à une passion vraie, profonde, éternelle. J’ai cru que vous aviez voulu vous venger. Encore une fois, pardonnez-moi. »
Et Yvan prenait pour confident la comtesse Vasilika et lui racontait tout son amour pour Madeleine, la suppliant d’obtenir sa mise en liberté.
Puis, cette lettre écrite, il la fit sur-le-champ porter à son adresse.
Moins d’une heure après, la comtesse avait répondu ; et sa réponse était conçue en ces termes :
« Mon cher cousin,
« J’aurais persisté à vous croire fou, si des lettres que je reçois de Moscou ne me confirmaient la vérité de vos paroles.
« Ainsi, je tiens pour très véridique l’histoire de Mlle Madeleine, et je crois à toutes les perfections dont vous la dotez. Hâtez-vous donc, mon cher cousin, de rejoindre un pareil trésor. Et pour cela, suivez mon conseil ; ce n’est pas à Moscou qu’il faut aller. Madeleine n’y est plus.
« Votre aimable père, qui tenait tant à restaurer ses domaines avec la dot que je vous eusse apportée, a cru indispensable de la renvoyer en France. C’est donc en France que vous devez aller.
« Vous savez, mon cher cousin, que je suis bonne parente, et que je me suis toujours empressée de me rendre utile à ma famille. Comme je suppose que mon cousin le comte Potenieff n’est pas d’humeur à vous ouvrir un crédit sur quelque banquier d’Allemagne, je me permets de joindre à ma lettre, à titre de prêt : d’abord un bon de vingt mille roubles sur la banque de Saint-Pétersbourg, ensuite une lettre de crédit sur M. de Rothschild, banquier à Paris, et je forme des vœux pour votre bonheur et celui de Mlle Madeleine.
« Votre affectionnée cousine,
« VASILIKA WASSERENOFF.
« P.-S. Ah ! j’oubliais que vous êtes prisonnier sur parole. J’écris à un de mes frères, qui est aide de camp de l’empereur.
« J’ai tout lieu de croire que votre mise en liberté aura lieu immédiatement. »
Yvan, fou de joie, aurait voulu se jeter aux genoux de la comtesse Vasilika et lui baiser les mains. Mais la lettre avait un deuxième post-scriptum :
« À propos, je quitte Pétersbourg tout à l’heure. Je vais faire un petit voyage dans mes terres. »
– Cette femme est un ange ! murmura Yvan.
Le soir, à huit heures, le gouverneur le fit appeler :
– Monsieur, lui dit-il, j’ai l’ordre de vous mettre en liberté, mais à la condition que vous quitterez Pétersbourg cette nuit même. Le ministre de la Police m’a, en outre, fait remettre un passeport pour vous. Vous pouvez voyager pendant deux ans.
– Bonne Vasilika ! murmura Yvan transporté.
Quelques minutes après, il quittait la forteresse. Un droski de voyage était devant la porte. Un homme enveloppé de fourrures, qui se tenait auprès, salua Yvan et vint à lui.
– Monsieur, lui dit-il en français, je suis le valet de chambre de la comtesse Vasilika. J’ai voyagé, je parle toutes les langues européennes, et la comtesse a pensé que je pourrais être utile à monsieur, s’il veut bien me prendre à son service et accepter le traîneau que voilà, et qui est un petit souvenir qu’elle prie monsieur d’accepter.
– Si je l’accepte ! s’écria Yvan, et toi avec !…
Le valet eut un sourire mystérieux et Yvan monta dans le droski, ne se doutant pas que la vengeance de l’implacable Vasilika Wasserenoff allait voyager avec lui.