Yvan a voyagé nuit et jour, n’ayant d’autre compagnon de voyage que le valet de chambre de la comtesse Vasilika. Cet homme, Italien d’origine, ne s’est pas vanté. Il parle à peu près couramment toutes les langues européennes. Il a voyagé partout ; il sait par avance qu’en tel pays on trouve des moyens de transport difficiles ou des hôtelleries commodes et des hôtes empressés. Yvan veut voyager vite. Yvan est pressé. Il a accepté sans trop de façon le portefeuille et la lettre de crédit de l’opulente comtesse Vasilika et il sème les roubles sur son chemin, tant il a hâte d’arriver. D’ailleurs, le passeport dont il est muni ne le rassure qu’à moitié. Si le comte Potenieff est instruit de sa fuite, il obtiendra peut-être l’autorisation de le faire arrêter aux frontières. Yvan est du reste un assez joyeux compagnon, il boit bien, mange avec appétit et fume de très bons cigares qu’il a trouvés dans le droski. C’est une attention de la comtesse Vasilika. Le valet de chambre, qui se nomme Beruto, est un beau parleur ; il sait mille anecdotes, il raconte au jeune officier une foule d’histoires qui abrègent singulièrement les ennuis du chemin. Car les routes sont à peu près les mêmes partout, en Russie. De grandes plaines neigeuses ; des forêts de pins et de bouleaux ; un village de loin en loin ; une maison de poste isolée. Tout cela finit et recommence, puis cesse avec une désespérante monotonie.
Au bout de huit jours Yvan est arrivé précisément au milieu de cette province où son père a de vastes domaines, hélas ! grevés de nombreuses hypothèques. La route de Pétersbourg est celle de Moscou à Varsovie, et Yvan Potenieff fait un léger détour à la seule fin d’aller rançonner un peu l’intendant Nicolas Arsoff au château de Lifrou. Si le paysan russe tremble devant l’intendant, celui-ci tremble plus encore devant son seigneur. Or Yvan, sur les conseils de Beruto, qui est un homme ingénieux, s’est dit :
– Ce gueux de Nicolas Arsoff doit avoir de l’argent plein ses coffres. Je vais le rançonner en passant ; c’est l’affaire d’une heure.
Et c’est pour cela que le traîneau d’Yvan s’est arrêté au relais de poste de Peterhoff pour y prendre des chevaux frais. Là, il abandonnera un moment la grand-route de Varsovie et fera une pointe vers Lifrou. Pendant qu’on dételle, Yvan entre dans la maison de poste et s’assied auprès du poêle. Ordinairement la maison de poste est déserte. À part le maître et sa famille, et le voyageur qui reste un moment, en attendant que les chevaux soient prêts, il n’y a personne.
Et cependant, ce jour-là elle est pleine de monde.
Il y a des bourgeois de Peterhoff avec leur polonaise à brandebourgs et leur bonnet pointu fourré d’astrakan, des soldats appartenant au régiment de cosaques irréguliers, et des moujiks, et un postillon autour de qui l’on fait cercle, et qui pérore avec une grande vivacité. Cet homme parle, et son auditoire se suspend à ses lèvres. Cependant le peuple russe, comme toutes les nations asservies, a un fonds de scepticisme et d’indifférence qui l’empêche d’être curieux. Il n’a pas les ardeurs méridionales, il ne se passionne pas, il est à peu près indifférent à l’enthousiasme. Le récit du stanwitsch, c’est-à-dire du postillon, est donc bien émouvant ? Yvan s’est approché, et il écoute comme tout le monde. Le stanwitsch n’est pas un homme de la poste impériale. Il ne porte pas la veste à retroussis jaunes sur un fond vert. C’est un postillon particulier, qui porte la livrée d’un grand seigneur terrien du voisinage, le prince Maropoulof. Le prince Maropoulof est un des plus riches propriétaires de la province. Auprès de la sienne, les fortunes environnantes ne sont plus que des pauvretés. Il a cent mille paysans ; il possède des mines d’argent au pied des monts Ourals ; il lève, au besoin, tout un régiment à ses frais.
Le prince Maropoulof est un homme d’à peine trente ans, chasseur passionné. Il accompagnait jadis l’empereur Alexandre quand celui-ci n’était que czarewitz, à la chasse à l’ours. Mais dans cette partie de la Russie qu’il habite, il n’y a pas d’ours. Seulement, comme on a pu le voir, les loups y abondent, et c’est un plaisir sans égal pour le prince de quitter, au coucher du soleil, quand la nuit s’annonce glacée, son château des bords de la Bérésina et de remonter vers le nord, c’est-à-dire dans la direction de Moscou, avec six ou huit amis venus de Pétersbourg, dans un traîneau attelé de sauvages et vaillants chevaux de l’Ukraine. Le postillon lance ses chevaux à toute vitesse en poussant des cris. Un valet du prince qui se tient à l’arrière du traîneau tire les oreilles à un chevreau qui brame… Le traîneau vole sur la neige comme une mouette sur l’Océan. Aux cris du chevreau les loups accourent. Alors le prince et ses compagnons font feu sans relâche, et l’on court ainsi jusqu’au jour, laissant derrière le traîneau de nombreux cadavres. Au jour, quand le soleil vient resplendir sur la neige, les loups survivants ont regagné les profondeurs des forêts. Alors, le bouillant attelage tourne bride, et le traîneau recueille un à un les cadavres échappés à la voracité de la bande, et dont la fourrure, dépouille opime, jonchera bientôt les vastes salles du château, où le prince Maropoulof passe une grande partie de la saison d’hiver. Or, c’est une chasse semblable que raconte le postillon du prince, debout sur le poêle, au milieu de la maison de poste.
Mais les exploits cynégétiques du prince sont tellement connus dans la contrée qu’un récit de ce genre n’intéresserait pas à un si haut degré, s’il ne s’y mêlait un fait extraordinaire. Laissons parler le stanwitsch :
– C’était avant-hier soir, dit-il, le prince ordonna d’atteler le traîneau de chasse. Il avait chez lui quatre amis de Pétersbourg, sous-officiers aux gardes. À cinq heures, un peu avant le coucher du soleil, le prince et ces messieurs étaient en voiture. On avait placé dans le traîneau deux chevreaux et une douzaine de fusils. Deux moujiks avaient pour mission, l’un de faire crier les chevreaux, l’autre de recharger les armes, qui toutes, du reste, se chargent par la culasse. On partit. Les chevaux pleins d’ardeur dévoraient l’espace. Le poids des guides me brisait les bras. À la nuit close, nous entrâmes dans une forêt de sapins. Les chevaux hennirent ; les loups accoururent. Le prince et ses compagnons firent feu. Les loups tués servirent de pâture aux autres, et le traîneau poursuivit sa course. Pendant une heure, ce fut un véritable carnage. Les loups augmentaient, comme s’ils fussent sortis de dessous terre. À la forêt succéda une vaste plaine. Mais les loups suivirent le traîneau. La nuit était claire, la lune brillait au ciel. Le prince et ses compagnons tiraient toujours, et nos chevaux, ivres de peur, précipitaient leur course avec une furie sans égale. Tout à coup dans le lointain, nous vîmes briller un éclair ; puis une détonation se fit entendre.
« – Oh ! oh ! dit le prince, qui donc se permet de chasser le même jour que moi ?
« Et par ordre, je fouettai mes chevaux qui déjà allaient plus vite que le vent. Au premier éclair, un autre succéda ; puis une seconde détonation à la première. Nous avions fait un rude chemin en quelques minutes, et nous nous trouvions maintenant tout près de l’endroit où les deux éclairs avaient brillé. Le prince jeta un cri :
« – Fouette ! fouette ! dit-il ; un homme en péril !…
« En effet, au milieu de la neige, au clair de lune, on voyait une trentaine de loups qui dévoraient les cadavres de deux de leurs compagnons, et, à dix pas de distance, un homme immobile, les pistolets déchargés à la main. Comme le traîneau arrivait sur eux, les loups achevaient leur proie. Deux d’entre eux, les plus hardis, abandonnèrent les débris du festin et se ruèrent sur l’homme. Nous n’étions plus qu’à cent mètres ! Nous entendîmes des cris, puis un hurlement de douleur et l’un des loups tomba et se roula sur la neige. L’homme lui avait sans doute fracassé le crâne d’un coup de crosse de pistolet. Mais l’autre lui sauta à la gorge. Ce fut alors que le prince Maropoulof épaula. Une balle siffla et frappa le groupe du loup et de l’homme. Tous deux tombèrent. L’homme se releva seul. La balle n’avait frappé que le loup. Mais les autres loups arrivèrent à leur tour, et l’homme fut entouré, bousculé et roulé de nouveau sur le sol. Heureusement, le prince me fit passer ventre à terre sur ce groupe informe. Vingt coups de fusil se succédèrent ; un nuage de fumée enveloppa le traîneau, les loups et l’homme. Puis le nuage se dissipa.
« L’homme était debout, une fois encore… Sanglant, mutilé, fou de rage et de douleur, il est vrai, mais il était debout !… Et le prince lui jeta une corde à laquelle il se cramponna et on le hissa dans le traîneau qui continua sa course. Seulement l’homme était fou, ajouta le postillon.
– Et quel était cet homme ? demanda alors Yvan, qui avait écouté attentivement le récit du postillon.
– Je ne sais pas, dit celui-ci : tout ce que je sais, c’est qu’il parle français.
– Eh bien ! moi, je sais qui c’est, dit le maître de poste qui s’approcha en ce moment.