Le prince Maropoulof continua :
– Vraiment ! ce pauvre Kourof est en cet état ?
– Hélas ! oui.
– Mais alors nous avons eu grand tort de prendre le chemin qui mène chez lui.
– Pourquoi donc ?
– Mais parce qu’il doit être d’une misanthropie sans égale.
– Raison de plus pour qu’il nous accueille à bras ouverts. La solitude doit lui peser singulièrement.
M. de Morlux fit alors un mouvement.
– Ah ! dit le prince, voici notre homme qui s’éveille.
En effet, M. de Morlux ouvrit les yeux.
Puis il feignit de porter autour de lui un regard étonné, et il murmura :
– Où suis-je ?
– Monsieur, lui répondit le prince, vous êtes en lieu sûr, et hors de la dent des loups.
À ces mots, M. de Morlux se dressa vivement et se trouva debout. Il sut jouer la pâleur, l’effroi, l’émotion.
– Ah ! dit-il, je crois me souvenir…
– Vous l’avez échappé belle, dit le prince.
Et il salua M. de Morlux comme s’il l’eût rencontré dans un salon de Paris ou de Pétersbourg. Celui-ci rendit le salut et dit :
– Messieurs, avant de vous remercier, car je vous dois la vie, permettez-moi de vous dire qui je suis. Je m’appelle le vicomte Karle de Morlux, gentilhomme français.
Le prince et ses amis s’inclinèrent et répondirent en déclinant à leur tour leurs noms et leurs titres. La présentation avait lieu dans toutes les règles.
– Souffrez-vous beaucoup, monsieur le vicomte ? demanda le prince, faisant allusion aux morsures que M. de Morlux avaient reçues au bras et à la main.
Le vicomte secoua négativement la tête.
– Ce sont, dit-il, de véritables égratignures ; mais j’aurais été certainement étranglé et mis en pièces sans l’épaisseur de mes vêtements et de ma cravate.
– Mais, monsieur, dit alors le prince, y aurait-il la moindre indiscrétion à vous demander comment vous vous trouviez là seul et à pareille heure ?
Tandis qu’il feignait de dormir, M. de Morlux avait préparé sa réponse.
– Messieurs, dit-il, je revenais de Moscou, où j’ai réglé diverses affaires d’intérêt. J’étais en téléga avec mon valet de chambre. Je me suis endormi. Tout à coup, j’ai été réveillé par des cris et un mouvement de vitesse extrême imprimé au traîneau. J’ai cru que nous courions à quelque précipice et que les chevaux s’étaient emportés. J’ai vivement sauté hors du traîneau, sans que mon valet de chambre, assis à côté du postillon, s’en aperçût. Les cris de ce dernier et l’épouvante des chevaux provenaient d’une bande de loups au milieu de laquelle je suis tombé, pendant que le traîneau continuait sa course.
Cette explication était si vraisemblable que personne ne songea à la révoquer en doute. Au bout d’une heure, M. de Morlux avait si bien déployé toutes les ressources de son esprit et mis en lumière son éducation parfaite, que le prince Maropoulof lui disait :
– Mon cher vicomte, avant de reprendre la route de Varsovie et de retourner en France, vous me permettrez bien de vous emmener passer huit jours dans mon château, n’est-ce pas ?
M. de Morlux s’inclina.
– En attendant, dit le prince, nous allons demander à déjeuner au comte Kourof, mon ami, dont vous devez apercevoir l’habitation là-bas dans le lointain, au milieu d’un bouquet d’arbres.
Le prince étendit la main vers le nord-ouest, et M. de Morlux aperçut en effet une vaste construction aux murailles toutes blanches. Une heure après, le traîneau du prince entrait bruyamment dans la cour du château du comte Kourof. Ce dernier accourait à la rencontre de ses hôtes. Celui des amis du prince qui avait affirmé que le comte était réduit au plus violent désespoir eut un geste d’étonnement en le voyant. Le comte était un beau jeune homme, au visage souriant, au regard plein de feu, et rien en lui n’annonçait la moindre tristesse. Il s’empressa de recevoir le prince et ses amis, et peu d’instants après les chasseurs et le châtelain étaient réunis autour de la table du déjeuner.
– Comte, dit alors le prince Maropoulof, permets-moi de te faire mes compliments.
– À propos de quoi ?
– Je vois que tu es guéri et je t’en félicite.
– Guéri ? fit le comte avec étonnement.
– Oui, de ce mal d’amour qui te rongeait…
– Ah ! vous savez cela ? fit le comte en riant.
– Certainement.
– Eh bien ! si je ne suis pas complètement guéri, je suis du moins en voie de guérison.
– Tu n’aimes plus la comtesse Vasilika ?
– Au contraire, je l’adore…
– Mais… alors…
– Et il est probable que je l’épouserai dans deux mois…
– Et Yvan ?
– Ce pauvre Yvan Potenieff ? fit le comte en riant.
– Eh bien ?
M. de Morlux, à qui on avait donné des habits et que le comte Kourof avait placé à sa droite, redevint attentif. Le comte poursuivit :
– Mes bons amis, celui qui se vante de connaître la femme n’est qu’un sot.
– C’est mon avis, dit le prince en riant.
– L’été dernier, la comtesse Vasilika m’a réduit au désespoir. Elle haussait les épaules en m’entendant soupirer ; elle me riait au nez, si une larme de rage brillait dans mes yeux.
« – Si je me tuais, lui dis-je un jour, que feriez-vous ?
« – Mais rien, me répondit-elle, avec un calme féroce. N’allez-vous pas vouloir que j’en prenne une migraine ?
« J’étais parti de Pétersbourg, la mort au cœur, et j’étais venu m’enterrer ici, songeant à me tuer parfois. Il y a deux jours, une lettre m’arriva…
– Une lettre de la comtesse ?
– Oui, le soleil après la tempête.
En parlant ainsi, le comte Kourof, qui étouffait dans son bonheur comme une plante agreste dans une serre, ouvrit sa redingote et prit sur son cœur une lettre qu’il avait couverte de baisers pendant deux jours et dont les caractères étaient à demi effacés :
– Je vais vous la lire, dit-il.
Tout le monde devint attentif, et M. de Morlux plus que les autres. La lettre de la comtesse Vasilika était ainsi conçue :
« Mon cher comte.
« Vous m’avez peut-être mal jugée ; dans ce cas-là, tant pis pour vous. Si vous espérez encore, tant mieux pour vous et tant mieux pour moi, car je vous aime et vous accorderai ma main au printemps, si vous êtes de ce monde et ne vous êtes pas déjà tué de désespoir.
« Laissez-moi vous dire, mon ami, que je n’ai jamais aimé Yvan Potenieff ; mais que j’avais promis solennellement à un mourant de devenir sa femme. Dans cet aveu, vous trouverez le secret de mes rigueurs.
« Je suis aujourd’hui délivrée de ma promesse. Yvan Potenieff est fou. La folie du pauvre garçon consiste à parler d’une jeune fille française appelée Madeleine et qu’il veut absolument épouser.
« Or, mon ami, la vérité vraie, c’est que cette jeune fille n’a jamais existé que dans son imagination malade ; Yvan part pour Paris où il va chercher cet être aussi impalpable qu’invisible. Mon valet de chambre l’accompagnera et veillera sur lui.
« Je l’ai promis à ce pauvre père Potenieff, qui est au désespoir.
« Yvan n’est pas un fou. C’est un monomane. À part cette Madeleine, qui n’a jamais existé, et la persuasion où il est qu’on l’a retenu prisonnier à Pétersbourg, dans la citadelle, à la seule fin de le forcer à m’épouser, il est, pour tout le reste, fort calme et fort raisonnable.
« Si vous m’aimez toujours, cher comte, venez donc passer un mois d’hiver à Paris. Je pars ce soir, par la voie de mer. Vous me trouverez installée rue de la Pépinière, chez le comte et le comtesse Artoff.
« À vous mille fois.
« Vasilika WASSERENOFF. »
– Eh bien ! messieurs, dit le comte, qu’en pensez-vous ?
– Je pense, dit le prince Maropoulof, que si Yvan Potenieff n’était pas devenu fou, tu n’aurais jamais reçu cette lettre, mon bon ami.
– C’est fort possible, dit le comte avec un sourire mélancolique.
– Et tu vas à Paris ?
– Je pars après-demain.
– Mais comment ce pauvre Yvan a-t-il pu devenir fou ?
– Je n’en sais rien.
– Moi, je crois le savoir, dit un des amis du prince.
– Ah !
– Yvan buvait beaucoup d’absinthe.
– Vraiment !
– Ensuite, il était amoureux fou de la comtesse, et comme elle n’est pas précisément tendre, tout en lui promettant de l’épouser, elle devait le malmener très souvent.
– C’est ce qui t’arrivera, mon ami.
– Oh ! moi, dit le comte Kourof, j’aime assez le rôle d’esclave vis-à-vis d’une femme. Il est bien plus facile d’obéir que de commander.
Tandis que ces messieurs causaient, M. de Morlux se disait :
– À quelque chose malheur est bon ! Si Rocambole ne m’avait pas jeté en bas du traîneau, je ne saurais pas qu’Yvan Potenieff court après Madeleine, et que la belle comtesse Vasilika a un intérêt quelconque à le faire passer pour fou. Voilà un auxiliaire que l’enfer m’envoie !
Et l’espoir revint au cœur de M. de Morlux.