XXXVI

Yvan regarda le maître de poste avec curiosité.

– Oui, reprit celui-ci, je sais quel est cet homme, c’est un Français, un noble, qui voyageait avec un Allemand. Ils ont passé ici, il y a six jours, allant au château de Lifrou.

– Lifrou ! exclama Yvan.

– Oui, le château du comte Potenieff. Le connaissez-vous, Excellence ?

– C’est moi, dit simplement Yvan ; ou plutôt, c’est mon père.

Le maître de poste entraîna le jeune homme dans un coin de la salle. Comme on écoutait toujours le stanwitsch, personne ne fit attention à cette manœuvre.

– Comment ! monsieur, dit-il, vous êtes le fils du comte Potenieff ?

– Sans doute.

– Et vous vous rendez à Lifrou ?

– Naturellement.

– Alors, vous savez sans doute la nouvelle…

– Quelle nouvelle ? demanda Yvan étonné.

– Ce qui s’est passé à Lifrou.

– Mais quoi donc ?

– Votre intendant est mort.

– Nicolas Arsoff ?

– Oui.

– Ah ! fit Yvan avec cette indifférence de l’homme libre qui fait peu de cas de l’esclave. Et de quoi est-il mort ?

– Il a été gelé dans la glace, par la femme blonde.

– Qu’est-ce que vous chantez là ? demanda Yvan à qui ce genre de mort paraissait peu compréhensible, et de quelle femme parlez-vous ?

– Oh ! je ne parle pas de la jolie demoiselle qu’avait enlevée le Français… mais de l’autre…

Yvan stupéfait regardait le maître de poste.

– Monsieur, reprit celui-ci, je vais vous dire ce que je sais, et ce qui est le bruit du pays depuis hier matin.

– Voyons ? fit Yvan, à qui la pensée que l’une de ces femmes blondes, dont on venait de lui parler, pouvait être sa chère Madeleine ne vint même pas.

– Je commence par le commencement, reprit le maître de poste. Il y a six jours, à la nuit tombante, le Français dont je vous parlais a passé ici, m’a demandé des chevaux. Malgré le froid, il a voulu partir.

« En route, il a été assailli par les loups et a tiré sur eux comme fait le prince Maropoulof, puis, de l’autre côté du bois, il a sauvé une jeune fille qui allait être dévorée, une jeune fille belle comme les anges, une Française aussi, paraît-il…

– Blonde ! Française ! exclama Yvan.

– Oui, monsieur.

– Sais-tu son nom ?

– Je crois bien que le Français l’appelait Madeleine.

Yvan jeta un cri.

– Elle venait de Moscou, continua le maître de poste, et s’était arrêtée à l’auberge du Sava. Là, il paraît que le valet de chambre qui l’accompagnait a voulu la voler d’abord, et ensuite se montra avec elle d’une brutalité révoltante.

À ces derniers mots, Yvan devint pâle comme un mort.

– Après ? après ? fit-il d’une voix brève et sifflante.

– Alors, la jeune fille s’était enfuie… et, fort heureusement pour elle, comme elle tombait épuisée, au milieu de la nuit, dans une grande plaine couverte de neige, le Français était arrivé pour la sauver.

« Ils repassèrent ici le lendemain tous les trois, c’est-à-dire le Français, l’Allemand et la jeune fille, et ils allèrent au château de Lifrou.

Ces derniers mots enlevaient à Yvan son dernier doute. La jeune fille dont il était question était bien Madeleine, que son père, le comte Potenieff, avait adressée sans doute à Nicolas Arsoff pour qu’il la fît conduire en Allemagne.

– Après, après ? fit-il, avec une anxiété croissante.

Le maître de poste continua :

– Une heure après que le Français eut passé ici et nous eut raconté comment il avait sauvé cette jeune fille, votre intendant, Nicolas Arsoff, passa à son tour.

« Il venait de Studianka où il était allé faire fouetter un paysan, et il ramenait avec lui un homme et une femme, un Allemand, qui, disait-il, allait à la foire de Moscou.

– Après ? répéta Yvan.

– La femme de l’Allemand, qui était blonde, lui plaisait beaucoup, paraît-il, car maître Nicolas Arsoff la dévorait des yeux.

« Ma foi ! ajouta le maître de poste, je ne sais pas trop ce qui s’est passé à Lifrou depuis cinq jours ; mais l’Allemand, la femme blonde et la demoiselle ont passé ici hier matin, se dirigeant vers la frontière prussienne et une heure après leur départ, un paysan de Lifrou est entré ici et a raconté que la femme blonde avait précipité votre intendant dans un bassin où il est mort gelé. Les gens de justice sont partis à cette nouvelle, et Lifrou doit être envahi par eux.

– Mais elle, la jeune fille ? demanda Yvan, se souciant fort peu de Nicolas Arsoff et de sa fin tragique.

– Je vous l’ai dit, elle a passé hier matin, avec l’Allemand et sa femme. Elle n’avait plus peur… elle souriait même…

– Ah ! fit Yvan soulagé.

– Ma foi, monsieur, dit le maître de poste, puisque vous allez à Lifrou, et vous avez raison, car tout doit y être bouleversé, vous ferez bien de vous détourner d’une verste ou de deux.

– Pourquoi ?

– Et d’aller jusqu’à l’auberge du Sava ; là, vous saurez la vérité plus au juste, d’autant mieux que le moujik s’y trouve encore.

– Quel moujik ? demanda Yvan.

– Celui qui voulait abuser de la jeune fille.

– Le misérable ! murmura Yvan dont les yeux étincelaient. En ce moment, l’Italien Beruto entra dans la maison de poste :

– Les chevaux sont prêts, dit-il.

Mais Yvan hésitait…

Maintenant, il n’en doutait plus, la jeune fille qui avait passé la veille au matin se dirigeant vers la Prusse, et par conséquent vers la France, était bien Madeleine, Madeleine après qui il courait… Que lui importait tout le reste, c’est-à-dire la mort de Nicolas Arsoff, et ce qui avait dû s’ensuivre ? C’était l’affaire de son père, le comte Potenieff, et non la sienne. Mais il est un sentiment qui germe vigoureusement dans un cœur russe, la vengeance ! Or, Yvan se sentit frémir par tout le corps à la pensée qu’il y avait eu un homme assez hardi pour oser lever un regard coupable sur Madeleine. Quel était cet homme que l’on qualifiait tour à tour de valet de chambre et de moujik ? Un autre soupçon traversa l’esprit d’Yvan.

– Qui sait ? se dit-il, mon père est peut-être complice de toutes ces infamies ?

Et il fut pris alors d’un ardent désir de voir l’infâme qui avait violenté Madeleine et de le faire périr sous le bâton.

– Et tu dis que cet homme est à l’auberge du Sava ? dit-il au maître de poste.

– Oui, monsieur.

Yvan n’en voulait pas savoir davantage. Il se jeta dans le traîneau et commanda au postillon de marcher un train d’enfer. Deux heures après, la téléga d’Yvan s’arrêtait à la porte du Sava. Animée et pleine de bruit l’avant-veille, l’auberge maudite était redevenue morne et solitaire. Cependant il s’y trouvait trois personnes encore : la vieille dame, qui continuait toujours à pleurer son chien, et ne savait plus comment continuer son chemin, soit pour aller à Lifrou, soit pour revenir à Moscou ; Pierre le moujik, que les soins de la vieille hôtesse avaient ramené à la vie, et qui, ce jour-là, s’était levé et assis sur le poêle, comme un véritable convalescent. Enfin Yvanowitchka, la vieille sorcière, l’hôtesse de l’auberge qui porte malheur. Yvan entra comme un ouragan. Il vit un homme aux traits pâlis, à l’air souffrant, qui le regarda avec étonnement. Alors même que cet homme eût été vêtu comme un paysan russe ordinaire, Yvan l’aurait reconnu. Mais il ne pouvait douter une minute que ce ne fût l’homme qu’il cherchait, car la veste du valet de chambre était verte et jaune, et à la livrée de Potenieff, par conséquent. Yvan lui sauta à la gorge.

– Misérable ! dit-il, qu’as-tu fait de Madeleine ?

Pierre pâlit.

– Je vais te tuer ! reprit Yvan ; mais auparavant, il faut que tu saches qui je suis. Je m’appelle Yvan Potenieff !

Pierre n’avait jamais vu l’homme dont il avait la voix. Il jeta un cri et tomba à genoux. Puis, joignant les mains :

– Ne me tuez pas, dit-il, je n’ai fait qu’obéir à votre père.

Ces mots produisirent sur Yvan une réaction violente ; sa colère tomba. Il regarda cet homme, qui se soutenait à peine tant il était faible encore.

– Parle, dit-il, je veux savoir…

Beruto était entré dans l’auberge, et s’était arrêté stupéfait à deux pas du poêle en entendant Pierre le moujik parler. Yvan seul ne s’était pas aperçu de cette étrange ressemblance de voix.

Share on Twitter Share on Facebook