XXXVII

Il est nécessaire, avant d’aller plus loin, de donner quelques éclaircissements sur cet étrange récit fait par un stanwitsch du prince Maropoulof dans le relais de poste de Peterhoff. Il est parfaitement vrai que le grand seigneur russe, chasseur de loups passionné, fût parti, l’avant-veille au soir, de son château dans un traîneau de chasse, et en compagnie de quatre de ses amis. Il était vrai encore que, quelques heures plus tard, il eût sauvé la vie à un homme qui allait périr sous la dent des loups ; et, en ceci, la version du stanwitsch était d’une scrupuleuse exactitude. Le sauvetage du Français au moyen d’une corde qu’on lui avait jetée était vrai encore. Mais là où sans doute l’imagination du postillon avait pris part au récit, c’était lorsqu’il avait prétendu que l’homme ainsi miraculeusement sauvé était devenu fou.

Cet homme, on l’a deviné, n’était autre que M. de Morlux. En lui jetant ses pistolets, Rocambole avait voulu lui laisser un moyen, non de se sauver, mais de reculer l’heure d’une mort épouvantable. Il n’avait pas voulu que cet homme, traduit aux grandes assises de la Providence, le fût sans avoir un moyen de défense, et, en s’éloignant, Rocambole s’était dit :

– Si cet homme venait à survivre, c’est que la main vengeresse de Dieu trouverait le châtiment trop doux et le réserverait à celui que je lui ai préparé en France pour le cas où il reviendrait jamais.

M. de Morlux avait donc été hissé dans le traîneau qui avait continué sa course folle. Les dangers d’une pareille chasse sont incalculables. Tant que le traîneau marche, les loups n’osent pas attaquer les chevaux, et ils dévorent impitoyablement tous ceux de leurs compagnons qui tombent sous le feu des chasseurs. Mais l’odeur du carnage attire de nouvelles recrues ; la bande, au lieu de diminuer, s’augmente de minute en minute… Et malheur alors si un cheval venait à s’abattre : les autres seraient pris à la gorge et le traîneau envahi. Si nombreux que fussent les chasseurs, ils seraient anéantis en moins d’une heure. La vie des chasseurs dépend donc tout entière de la solidité des chevaux et de l’habileté du postillon qui devine les fondrières cachées sous la neige, et les évite adroitement. Or donc, on avait sauvé M. de Morlux ; mais on n’avait guère eu le temps de s’occuper de lui. Il fallait faire feu sans relâche. D’ailleurs, M. de Morlux justifiait un peu par son attitude et son air hébété l’opinion que devait émettre plus tard le stanwitsch, c’est-à-dire qu’il était fou. Ses vêtements déchirés, ensanglantés, car il avait été mordu au bras et à la main, et son sang coulait ; son visage, tout à tour pâle comme le marbre ou d’un rouge violacé, ses yeux égarés, tout, jusqu’à ses cheveux blancs taillés en brosse, contribuait à lui donner un aspect étrange. Un des amis du prince fit le premier sérieusement attention à lui. Cependant, l’ami du prince lui cria en russe :

– Qui es-tu ?

M. de Morlux répondit :

– Français !

Puis il s’affaissa épuisé, anéanti, brisé de fatigue et d’émotion, dans le fond du traîneau. La fusillade continuait. Mais déjà la lune avait disparu et les étoiles pâlissaient au ciel. Une bande blanchâtre avait remplacé cette ligne sombre qui formait l’horizon. C’était le jour qui venait. On avait fait beaucoup de chemin, depuis la veille au soir, et les rives de la Bérésina et le château du prince Maropoulof étaient loin. Avec le premier rayon de soleil, comme on sortait d’une forêt, les loups disparurent. En même temps, on arrivait à un relais de poste. Les chevaux étaient harassés. On les laissa au relais avec le postillon, qui eut ordre de s’en retourner tranquillement le lendemain. Puis le prince dit à ses compagnons :

– Nous ne sommes plus qu’à six verstes du château de mon ami le comte Kourof, le meilleur vivant de toute la contrée. Si vous voulez, nous irons lui demander à déjeuner.

– Bravo ! adopté ! répondit-on.

Mais celui qui avait déjà adressé la parole à M. de Morlux dit alors :

– Il me semble, messieurs, que nous devrions bien nous occuper un peu de ce pauvre diable que nous avons empêché d’être croqué.

– Il dort, répondit le prince.

En effet, couché au fond du traîneau, M. de Morlux était aussi immobile que si la mort l’eût frappé. Le soleil l’éclairait tout entier, et le prince ne put s’empêcher de dire :

– Voilà une drôle de physionomie. Qui cela peut-il être ?

– Un Français, dit celui qui lui avait adressé la parole.

– Et un homme de distinction, dit un autre. Les loups ont fait des loques de ses vêtements, mais on voit ce qu’ils étaient auparavant.

– Tiens ! dit un troisième, il a encore son sac de voyage en bandoulière. En effet, M. de Morlux avait eu l’étrange bonheur de conserver sa sacoche, et, par conséquent, son portefeuille gonflé de roubles. En outre, il avait au doigt un fort beau solitaire que le prince remarqua.

– Nous avons trouvé un gentilhomme, ou tout au moins un gentleman, dit le prince Maropoulof, ceci est incontestable.

– Mais comment se trouvait-il là ? fit un autre.

– Voilà un mystère qu’il nous expliquera à son réveil, si toutefois il n’a pas perdu la raison.

– Moi, reprit un des chasseurs, je me figure qu’il sera tombé de traîneau en dormant.

– C’est la seule chose admissible, répondit le prince.

M. de Morlux fit un léger mouvement, mais il ne rouvrit pas les yeux. On avait jeté sur lui plusieurs pelisses pour le garantir du froid le plus possible.

– Il l’a échappé belle ! ajouta l’un des chasseurs.

Puis on ne s’occupa plus de lui, et les cinq jeunes gens se prirent à causer de Pétersbourg et des plaisirs de l’hiver.

Cependant, M. de Morlux ne dormait plus ; il n’avait même jamais dormi. Son égarement, sa folie, à la suite des émotions terribles et de l’épouvante suprême qu’il avait éprouvées, avait été de courte durée. Cet homme, qui était admirablement trempé, avait une énergie sans égale et une logique inflexible. Il avait vu la mort de face, et la mort n’avait pas voulu de lui. Il était sauvé ! Dès lors sa raison revenait, son esprit retrouvait son calme et sa lucidité, et, s’il fermait les yeux et feignait de dormir, c’était pour réfléchir tout à son aise et analyser les événements avec une rigoureuse attention.

Le premier nom qui fût sorti de ses lèvres, si ses lèvres eussent remué, eût été infailliblement celui de Rocambole. Mais l’image de son terrible ennemi, de cet homme dont il avait d’abord nié l’existence, en se moquant des terreurs de Timoléon, s’était représentée à lui telle qu’il l’avait vue pour la dernière fois, M. de Morlux n’avait pas besoin de faire de grands efforts d’imagination pour deviner ce qui s’était passé et allait se passer encore. Libre, maître de Madeleine, Rocambole avait dû retourner à Lifrou, sauver Vanda s’il en était temps encore ; et il était bien certain qu’à cette heure, tandis que lui, M. de Morlux, s’en allait vers le nord, couché dans le traîneau du prince Maropoulof, son libérateur, Madeleine était en route pour la France. Madeleine lui échappait. Mais le vicomte Karle de Morlux avait bientôt pris son parti des situations extrêmes qui, pour lui, n’étaient jamais désespérées.

– Au milieu de mon désastre, pensait-il, il me reste un avantage. Rocambole me croit mort. Il ne s’agit plus, pour moi, que de retourner en France et de recommencer la lutte.

Tandis qu’il réfléchissait ainsi, le prince Maropoulof et ses compagnons causaient.

– Messieurs, disait le prince, le comte Kourof est un des hommes les plus amusants que je connaisse. Il a beaucoup voyagé ; il a longtemps habité Paris. Il s’entoure volontiers d’artistes et d’écrivains, et sa conversation est des plus attachantes ; et avec cela, une humeur charmante, un véritable caractère français…

– Pardon, mon cher prince, dit un des chasseurs, y a-t-il longtemps que vous n’avez vu le comte ?

– Un peu plus de six mois.

– Eh bien, vous le trouverez changé.

– Bah ! qu’a-t-il donc ?

– Il est triste et d’humeur maussade ; il voit maintenant la vie tout en noir.

– Pourquoi cela ?

– Parce qu’il est amoureux.

– De qui ?

– D’une femme qui ne veut pas de lui, la comtesse Vasilika.

– La belle Mme Wasserenoff ?

– Justement.

– Ah ! oui, dit le prince, elle doit épouser le pauvre Yvan Potenieff. N’est-ce pas son cousin ?

– Oui.

– Pauvre Yvan ! répéta le prince, il aura du mal à dompter cette cavale du désert, qu’on nomme la comtesse Vasilika.

– Il n’a pas le poignet assez solide pour cela, dit un autre.

Au nom d’Yvan, M. de Morlux avait tressailli et dressé l’oreille.

Il se prit à écouter attentivement.

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