III

Il y eut entre ces trois hommes un moment de stupeur, de folie et de vertige. Rocambole lui-même, l’homme fort par excellence, et qui opposait d’ordinaire un front calme à l’orage, Rocambole se fit mentalement les deux raisonnements suivants : évidemment, d’abord, Antoinette était tombée une seconde fois au pouvoir de ses ennemis. Mais ces ennemis, quels étaient-ils ? Était-ce le père d’Agénor ou M. Karle de Morlux ? Était-ce Timoléon ? M. Karle de Morlux était mort, c’était chose à peu près certaine pour Rocambole. Le baron Philippe de Morlux, homme sans initiative, et qui n’avait jamais agi que sous l’influence diabolique de son frère, était-il bien homme à faire disparaître Antoinette ? Restait Timoléon… Mais Timoléon n’avait pu revenir en France sans courir le risque d’être arrêté. Et puis, Timoléon était-il homme à se mesurer de nouveau avec Rocambole ? Ce dernier, en se posant ces diverses questions en présence du père Philippe consterné et d’Agénor qui se demandait s’il n’était pas le jouet d’un rêve – ce dernier, disons-nous, examinait le télégramme. Les timbres étaient authentiques. La dépêche avait bien été expédiée de Cologne. Agénor et le père Philippe regardaient Rocambole, muet et sombre, comme l’accusé regarde le juge qui va prononcer une sentence. Mais Rocambole se taisait. Enfin Agénor eut une explosion de douleur !

– Ah ! dit-il, Antoinette est morte !

– Je ne sais pas…, dit Rocambole.

Et comme un frisson parcourait tout le corps d’Agénor et que ses genoux pliaient, Rocambole se redressa tout à coup :

– La bataille est engagée de nouveau, dit-il ; et il faut vaincre ! c’est-à-dire qu’il faut retrouver Antoinette et Milon.

Agénor eut alors en lui une foi profonde et vivace.

– Oh ! s’écria-t-il, vous les retrouverez, j’en suis sûr !

Rocambole avait reçu le coup de foudre, et il n’était pas tombé. Dès lors, il retrouvait sa froide énergie, son intelligence merveilleuse et le calme qui ne l’abandonnait jamais complètement.

– Monsieur, dit-il à Agénor, je veux savoir exactement, minutieusement, tout ce qui s’est passé.

En présence de ce sang-froid, Agénor retrouva le sien.

– Il y a aujourd’hui huit jours, dit-il, nous étions à table, et sept heures venaient de sonner. Nous entendons la cloche de la grille, le père Philippe court ouvrir, et, un peu étonnés, nous voyons entrer et traverser le jardin, un employé du télégraphe. La dépêche était pour M. Bordoni, comme on appelle Milon maintenant. Il la lut et la passa à Antoinette. Antoinette se leva tout émue et dit :

« – Partons !

« Je voulais partir aussi, je ne voulais pas abandonner ma chère Antoinette, mais Milon me dit :

« – Vous avez promis d’obéir au maître. Si le maître voulait que vous fussiez du voyage, il l’aurait écrit.

« J’ai insisté ; mais Milon n’a pas voulu.

« Alors Antoinette, toute bouleversée de savoir sa sœur malade, m’a promis de m’écrire de Cologne, dans trois jours.

– Et elle ne vous a pas écrit ?

– Mais si, répondit Agénor.

Et il tendit une lettre à Rocambole.

L’adresse, le corps de la lettre, tout cela paraissait être l’écriture d’Antoinette. Agénor s’y était trompé. Mais Rocambole ne s’y trompa point, lui.

– Tonnerre ! exclama-t-il, je sais d’où part le coup maintenant.

– Mais cette lettre n’est donc pas d’Antoinette ? s’écria Agénor de Morlux.

– Non.

Et Agénor relisait ce message, qui n’avait que quelques lignes et était ainsi conçu :

« Mon bien-aimé,

« Nous sommes arrivés à Cologne ce matin, Milon et moi. Quelques minutes après, j’étais dans les bras de ma chère Madeleine. La pauvre enfant a tant souffert que sa santé est sensiblement altérée. Le maître a dû s’arrêter à Cologne pour lui laisser prendre quelques jours de repos. Cependant ma vue lui a fait un bien infini, et j’espère que dans trois ou quatre jours nous pourrons nous mettre en route pour Paris. »

Suivait une demi-page de tendresse et d’effusion à l’adresse d’Agénor. Rocambole reprit cette lettre et l’examina de nouveau attentivement.

– Monsieur, dit-il enfin, je vous répète que cette lettre n’est pas d’Antoinette Miller ; c’est l’œuvre d’un habile faussaire, et ce faussaire, je le connais.

Un nom étrangla Agénor en traversant sa gorge et vint mourir sur ses lèvres :

– Mon oncle…

– Non, dit Rocambole.

– Qui donc ?

– Un misérable que j’ai épargné et qui se venge. Timoléon ! Mais rien n’est perdu… pas même Antoinette…

Et serrant le bras du jeune homme :

– Écoutez-moi bien, dit-il.

– Parlez…

– Vous allez monter en voiture.

– Bien.

– Vous allez courir chez votre père.

– Après ? fit Agénor en pâlissant.

– Et vous lui direz simplement ces mots : Mon père, si d’ici à demain, je n’ai pas retrouvé Antoinette, je me brûlerai la cervelle.

– J’y vais, dit Agénor.

– Attendez encore, reprit Rocambole, et écoutez-moi. Antoinette n’a dû être l’objet d’aucune violence, j’en suis sûr.

– Ah ! fit Agénor, dont la voix tremblait, qui vous le prouve, mon Dieu ?

– Elle est prisonnière quelque part… Voilà tout… Et je vais vous dire ce qui me le fait supposer.

– J’écoute, murmura Agénor anxieux.

– Timoléon, que je croyais avoir chassé de Paris à tout jamais, y est revenu en mon absence, et il a mis cette absence à profit. Il vous a tendu un piège grossier, à vous et à Milon, et vous y êtes tombés. Milon est en son pouvoir, Antoinette aussi.

– Mais, interrompit Agénor, qui vous a dit que Milon n’a pas été arrêté ?

– Par qui ?

– Par la police, comme forçat évadé.

– Pour cela, dit Rocambole, il faudrait que Timoléon l’eût dénoncé, et Timoléon est lui-même l’objet des recherches de la justice. Mais, ajouta Rocambole, voici ce qui a dû arriver. Mais, d’abord, une explication encore.

– Que voulez-vous savoir ? demanda Agénor.

– Avez-vous accompagné Antoinette en chemin de fer ?

– Non, dit Agénor, Milon ne l’a pas voulu.

– C’est bien. Voici donc, reprit Rocambole, ce qui a dû arriver. Milon et Antoinette sont prisonniers de Timoléon et de sa bande.

– Mais où ?

– Dans un coin quelconque de Paris. Seulement, rassurez-vous ; je retourne Paris comme un gant, et il n’a pas de secrets ni de mystères pour moi quand je le veux bien.

– Mais quel intérêt a-t-il, cet homme, à les garder prisonniers ?

– Il attend le retour de votre oncle.

– Ah !

– Et alors il lui vendra Antoinette, morte ou vive, selon son désir, au poids de l’or.

– Je comprends, fit Agénor frissonnant.

– Seulement, dit Rocambole, rassurez-vous ; votre oncle n’est pas encore de retour. Quant à votre père, il est possible que Timoléon l’ait averti de la capture et alors…

– Alors…, s’écria Agénor, il faudra bien que mon père me le rende !

– Allez ! dit Rocambole.

Il donna une poignée de main au jeune homme et remonta dans son petit omnibus.

– Villa Saïd ! cria-t-il au cocher.

L’omnibus partit au grand trot de ses deux poneys et traversa le bois de Boulogne avec la rapidité du mailcoach. Pendant le trajet, Rocambole murmurait avec un accent de sombre ironie qui dénotait chez lui une violente colère :

– Tu as mal fait de revenir à Paris, maître Timoléon, et de te mêler de nouveau de mes affaires. Cette fois, je ne te ferai pas grâce !

Le véhicule qui portait Rocambole entra, au bout de vingt minutes dans la villa Saïd. Rocambole était si préoccupé qu’il ne fit aucune attention à un fiacre qui franchit la grille avant lui. Mais au moment où l’omnibus s’arrêtait devant la porte du petit hôtel, le fiacre s’arrêta aussi. Trois hommes en descendirent. Rocambole les vit et se sentit pâlir. On n’a pas vécu vingt ans de l’étrange vie qu’il avait menée pour ne pas reconnaître sous leurs habits bourgeois un officier de paix et deux agents de police. L’officier de paix s’approcha de lui :

– Monsieur le major Avatar ? dit-il.

– C’est moi, répondit Rocambole un peu ému.

L’officier fit un signe et les deux agents se placèrent auprès de Rocambole.

– Monsieur, reprit l’officier de paix, je suis porteur d’un mandat d’arrestation décerné contre vous.

Rocambole sourit et répondit avec calme :

– Je sais ce que c’est. Le mandat a été décerné à la requête de l’ambassadeur russe. Je suis accusé de me mêler un peu trop de politique et comme j’arrive de Varsovie ce matin…

– Vous vous trompez, monsieur, dit l’officier de paix.

– De quoi peut-on m’accuser alors ? demanda Rocambole que son calme n’abandonna pas.

– D’être un forçat évadé du bagne de Toulon, où il était inscrit sous le numéro Cent dix-sept, répondit l’officier de paix, et de vous appeler, non pas le major Avatar, mais Rocambole.

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