Rocambole ne sourcilla pas.
– Monsieur, dit-il à l’officier de paix, on ne discute pas avec un homme porteur d’un mandat de dépôt. Je vous prouverais, clair comme le jour, que vous vous trompez que vous n’en seriez pas moins obligé de me conduire à la Conciergerie. Par conséquent, je ne perdrai pas un temps utile à des inutilités. Seulement, j’ai une grâce à vous demander, et vous ne me la refuserez pas.
– C’est selon, dit l’officier de paix, un peu déconcerté par le calme de Rocambole.
– Soyez tranquille, lui répondit celui-ci, ce que je vais vous demander est fort simple. Je ne veux ni rentrer chez moi, ni prendre mes papiers, ni tenter aucune espèce d’évasion. Je veux vous prier seulement de me laisser embrasser ma femme, là, sur le seuil de ma porte.
Et avant que l’un des deux agents, qui s’étaient placés à ses côtés, eût pu l’en empêcher, Rocambole tira deux fois la sonnette de la porte du petit hôtel. Les deux coups de sonnette avaient sans doute une signification, car ce ne fut pas la porte, mais une fenêtre du premier étage qui s’ouvrit. À cette fenêtre se montra Vanda. Vanda devina tout d’un coup d’œil.
– Viens m’embrasser, lui cria Rocambole.
Et en même temps il ajouta en russe :
– Nous sommes joués. Je vais aller en prison. Antoinette disparue. Toi seule peux tout sauver. Rapporte-moi pilule brune.
En France, un agent de police qui saurait le russe serait considéré comme un être merveilleux. Ni l’officier de paix, ni ses deux hommes ne comprirent donc un mot de cette phrase rapide que venait de débiter Rocambole. D’un autre côté, le major Avatar était si calme, si tranquille, et son attitude respirait une dignité si parfaite, que l’officier de paix hésita à l’emmener avant que Vanda fût descendue. Celle-ci accourut et se jeta dans ses bras.
– Mon enfant, dit alors le major Avatar, la persécution s’acharne après moi. On m’accuse à présent d’être un forçat évadé.
– Il faut s’attendre à tout, dit Vanda en souriant.
Et elle l’embrassa de nouveau.
– Monsieur, dit alors l’officier de paix, hâtons-nous.
Vanda le salua, donna une poignée de main au major et s’éloigna, mais non sans avoir échangé un éloquent coup d’œil avec lui. Les agents firent monter Rocambole dans le fiacre. Il n’opposa aucune résistance.
– À la Conciergerie ! dit l’officier de paix.
À cette heure matinale, la villa Saïd est à peu près déserte. Il n’y eut guère qu’un cocher qui lavait sa voiture dans une cour voisine et le portier de la villa qui eurent connaissance de l’arrestation. En passant devant la loge de ce dernier, Rocambole dit tout haut :
– L’empereur de Russie est bien bon de me faire un pareil honneur.
Le portier entendit et dut faire cette réflexion qu’on arrêtait le major pour affaire de politique. C’était tout ce que voulait Rocambole. Mais l’officier de paix, après que le fiacre eut franchi la grille, crut devoir protester.
– Vous êtes tout à fait dans l’erreur, dit-il.
– Mais non pas, monsieur, répondit Rocambole.
Le fiacre montait au petit trot l’avenue de l’Impératrice.
– Je vous assure, reprit l’officier de paix, que vous êtes désigné comme un forçat évadé.
– Oui, vous m’avez déjà dit cela. Le forçat qu’à vos yeux je représente a même un singulier nom. Comment avez-vous dit ?
– Rocambole.
– Le nom est joli, fit-il avec indifférence, mais, monsieur, continua le major Avatar avec calme, il faut bien vous dire que la police française ne peut pas ouvertement prêter main-forte à la police russe, et que, pour arrêter un sujet du czar, il faut un prétexte.
– Monsieur, dit l’officier de paix avec indignation, je dois vous imposer silence. Ce que vous dites là est une absurde calomnie, la police française ne se mêle point des affaires du czar.
– Alors, pourquoi m’arrête-t-on ?
– C’est que vous expliquera le juge d’instruction devant lequel je vais vous conduire.
– Vous verrez si je me trompe, ajouta Rocambole, toujours parfaitement calme.
Et, à partir de ce moment, il ne souffla plus un mot et se laissa même mettre la ficelle de bonne grâce. On appelle ainsi un fil de laiton qui prend la main droite et dont le gendarme ou l’agent de police qui conduit le prisonnier tient un des bouts. Si celui-ci essayait de se dégager, il aurait littéralement la main coupée. La ficelle est une menotte polie, et on l’applique généralement aux accusés qui ont une mise à peu près décente et que le cynisme du crime n’a point encore raidis contre la honte. Mais si les lèvres de Rocambole ne remuaient plus, son esprit dévorant d’activité allait son train. Rocambole envisageait sa situation nouvelle sous toutes ses faces. Être arrêté n’était rien. Un homme qui était sorti du bagne de Toulon, avec quatre forçats pour escorte, pouvait bien ne pas se préoccuper outre mesure des murs et des cachots de la Conciergerie. Rocambole ne pensait donc pas à lui… Mais à Milon. À Milon et à ces deux pauvres jeunes filles qui, une fois encore, allaient se trouver sans protection. Vanda était une femme intelligente, audacieuse, pleine d’énergie, Rocambole le savait. Mais Vanda pourrait-elle soutenir la lutte toute seule ? Noël lui obéissait, et l’ancien forgeron, libre du bagne, était-ce assez de Noël ? Oui, si M. de Morlux avait péri en Russie et si l’on n’avait plus à lutter contre Timoléon. Non, si par miracle M. de Morlux avait échappé à une mort presque certaine et s’il revenait en France. Et Rocambole se disait encore :
– On s’évade du bagne, on s’évade d’une maison centrale, mais on ne s’évade pas de la Conciergerie, où l’on ne fait que passer et où l’on n’a pas le temps de préparer une fuite. Or c’est aujourd’hui samedi, peut-être ne m’interrogera-t-on pas ce matin ? Peut-être le juge d’instruction ne me fera-t-il comparaître devant lui qu’après-demain lundi. C’est bien du temps de perdu. Et pendant ce temps-là, les autres ont besoin de moi.
Et sous son air calme, Rocambole était au supplice. Le fiacre mit une heure à faire le trajet de la villa Saïd à la Conciergerie. Au moment où il s’engouffrait sous la voûte sombre de l’ancien palais de Saint Louis, un homme était tranquillement assis sur le parapet du quai, comme un badaud parisien qui regarde des imbéciles péchant à la ligne ; mais cet homme détourna vivement la tête et plongea dans le fiacre un regard ardent. Un regard que croisa le regard de Rocambole. Et Rocambole tressaillit. Il venait de reconnaître Timoléon. Alors Rocambole comprit ce qui avait dû se passer. Il n’est pas rare qu’un homme que la police recherche demande un sauf-conduit en promettant de faire des révélations importantes. Timoléon avait dû écrire ceci au chef de la Sûreté :
« Si on veut me laisser en liberté, je livrerai Rocambole. »
– Le drôle est plus fort que je ne pensais, murmura Rocambole.
Et il enveloppa Timoléon d’un de ces regards de haine qui promettent une vengeance terrible. Arrivé au greffe, Rocambole dit :
– Je me nomme le major Avatar, et n’ai rien de commun avec l’homme dont il est question dans le mandat de dépôt ; j’espère que je vais être interrogé sur-le-champ, et qu’il me sera permis de me faire réclamer par mes amis.
– Je ne le crois pas, répondit le greffier.
– Par exemple !
– Et voici pourquoi, reprit le fonctionnaire. Vous ne serez pas interrogé aujourd’hui.
– Ah !
– On doit vous confronter avec un homme qui vous a connu au bagne de Toulon.
Rocambole se prit à sourire avec dédain.
– Après ? fit-il.
– Un homme qui a même été votre compagnon de chaîne.
Cette fois, Rocambole eut besoin de toute sa froide énergie pour ne pas laisser échapper un geste d’étonnement et pour ne point pâlir. Ce compagnon de chaîne, n’était-ce pas Milon ?
– Mais, dit-il, pourquoi ne me confronte-t-on pas tout de suite avec lui ?
– C’est impossible.
– Pourquoi ?
– Parce que cet homme a été arrêté à la gare de Valenciennes au moment où il s’apprêtait à passer la frontière, et qu’on le dirige sur Paris de brigade en brigade.
– Et il n’est pas encore arrivé ?
– Non.
– Et, fit Rocambole avec calme, quand arrivera-t-il ?
– Dans deux ou trois jours.
– C’est bien, répondit-il.
Et il se laissa conduire dans le cachot des prisonniers qu’on met au secret. Alors, quand il fut seul, son calme tomba, et il prit sa tête à deux mains et murmura avec désespoir :
– Milon est un imbécile… s’il est arrêté, tout est perdu !