Rocambole avait deviné juste en se disant que Timoléon avait dû racheter sa liberté, provisoirement du moins, en offrant de le livrer, lui Rocambole. Voici ce qui s’était passé. Timoléon était un bandit sans foi ni loi. Semblable au chien qui mord la main qui le flatte, il n’avait su aucun gré à Rocambole de lui avoir rendu sa fille. Sa haine pour l’ancien chef des Valets de cœur s’était décuplée, au contraire, au souvenir des angoisses qu’il avait endurées pendant trois jours. La peur, qui l’avait maîtrisé d’abord, avait puissamment réagi sur lui, et s’était changée en fureur. Il avait été joué par Rocambole, joué et roulé comme un enfant. Les gens qui, après avoir été voleurs, se sont faits agents de la police, ont un orgueil semblable à celui d’un grand général. Ils ne pardonnent pas un échec. Et Timoléon, au moment de s’embarquer et de quitter l’Europe, avait eu comme un regret poignant de partir sans être vengé. Tandis qu’il faisait à Liverpool ses derniers préparatifs, un homme à lui présentait à Paris la traite de cinquante mille francs souscrite par M. de Morlux, apprenait que le vicomte Karle avait pris la route d’Allemagne, que Rocambole courait après lui. Deux heures plus tard, Timoléon recevait un télégramme ainsi conçu :
« Morlux parti. Argent touché. Rocambole quitté Paris. »
Cette dernière nouvelle opéra une révolution complète dans les idées et les résolutions de Timoléon. Pendant son séjour à Liverpool, il avait fait connaissance avec une famille irlandaise aux mœurs patriarcales, pauvre comme tous ceux qui sont nés dans la verte Érin, et ne dédaignant pas, au besoin, de faire un petit bénéfice. Timoléon confia sa fille à ces braves gens en leur payant d’avance une pension assez large ; mais, au lieu de s’embarquer, il prit le chemin de fer et revint à Douvres. Là, il engagea, par le télégraphe, une correspondance avec le chef de la Sûreté, à Paris. Le résultat de cette correspondance fut que Timoléon reçut l’autorisation de venir à Paris sans y être arrêté, à la condition qu’il livrerait Rocambole dans le délai d’un mois. Quarante-huit heures plus tard, l’ancien agent de police descendait rue de Londres, chez M. et Mlle Guépin. Qu’étaient-ce que ces gens-là ? M. Guépin était un homme d’environ soixante ans, aux moustaches taillées en brosse à dents, aux cheveux droits et courts, toujours boutonné jusqu’au menton et portant à sa boutonnière un ruban de fantaisie que l’homme le plus versé dans les chancelleries de l’Europe aurait eu toutes les peines du monde à classifier. M. Guépin jouait le rôle de colonel dans les tables d’hôte de Montmartre et des Batignolles, où il conduisait chaque soir Mlle Guépin, sa fille. Celle-ci était une belle brune piquante, aux allures masculines, au ton hardi et délibéré. De quoi vivaient-ils ? C’était un mystère, bien que le colonel, c’était ainsi qu’on le nommait, prétendît avoir une retraite de deux mille francs. Seulement, on ne l’avait jamais rencontré allant émarger un trimestre. Mlle Guépin donnait des leçons de piano, recevait chez elle beaucoup de messieurs, et dans la rue de Londres on prétendait qu’il se faisait chez elle des baccaras monstrueux. Ce fut donc chez ce couple bizarre que Timoléon descendit. En voyage il s’était un peu métamorphosé, s’était fait des favoris roux, des cheveux roux, un teint d’Anglais et un accent tout à fait britannique. M. et Mlle Guépin ne le reconnurent pas facilement. Cependant ils le reconnurent.
– Vous allez me garder chez vous, leur dit Timoléon ; il y a une jolie petite affaire à manigancer.
Le colonel et sa fille n’avaient jamais refusé une jolie affaire. Dès le soir, Timoléon se mit en campagne. Il avait tout un plan dans la tête. Pour retrouver la trace de Rocambole, il fallait retrouver celle des gens qu’il avait servis, c’est-à-dire celle d’Agénor de Morlux et de sa chère Antoinette. Car, bien qu’il n’en eût pas la preuve matérielle, Timoléon était certain qu’Antoinette avait été sauvée. Il l’écrivit à M. Karle de Morlux. Le lendemain, vêtu en facteur des Messageries, il se présenta rue de Surène, au domicile de M. Agénor. Il avait sous le bras un gros sac d’argent et un registre. Cette ruse grossière, inventée par les gardes du commerce, n’a jamais manqué son effet. Le concierge, à qui Agénor avait donné une consigne sévère et qui répondait invariablement à tout visiteur que M. le baron était à Rennes, chez sa grand-mère, s’empressa de dire au prétendu facteur :
– M. le baron sort d’ici ; il est à la campagne ; et peut-être que pour prendre ses lettres il reviendra demain matin entre huit et neuf heures.
Timoléon attendit au lendemain, vit arriver Agénor en fiacre et demeura assis sur un crochet de commissionnaire, au coin de la rue, tant qu’Agénor fut dans la maison. Puis quand le jeune homme remonta en voiture, leste comme un chat, Timoléon se cramponna derrière le fiacre, ainsi qu’eût pu le faire un gamin et se laissa traîner. Une heure plus tard, il savait de visu qu’Antoinette n’était pas morte et qu’elle habitait Auteuil sous la protection et la vigilance de Milon. Alors il imagina ce télégramme auquel Antoinette et son vieux serviteur devaient se laisser prendre. Un de ses agents partit pour Cologne, et télégraphia sa dépêche qui parvint au pavillon d’Auteuil à huit heures du soir. Timoléon, vêtu en cocher, était, peu après, à la grille du pavillon avec un fiacre à quatre places, garni d’une galerie pour les bagages. Milon n’était pas perspicace, et il était facile, pour peu qu’on fit sa figure, de ne pas être reconnu de lui. Il ne soupçonna point, en montant dans le fiacre, qu’il avait affaire à l’ennemi mortel de celui qu’il appelait le maître, à Timoléon que, cependant, il avait vu plusieurs fois. Le fiacre partit et prit la route du chemin de fer du Nord. Antoinette avait fait à la hâte une charmante toilette de voyage. Milon était vêtu comme un bon bourgeois, ou plutôt d’une manière d’intendant. Il appelait Antoinette mademoiselle, et lui témoignait un respect empressé qui désignait suffisamment le vieux serviteur. Timoléon entra dans la cour de la gare, et tandis que les facteurs déchargeaient la caisse d’Antoinette et la valise de Milon, il échangea un rapide coup d’œil avec un homme et une femme qui descendaient d’une voiture de place. C’étaient le colonel Guépin et sa fille. Le colonel fumait un cigare, mais il l’avait laissé éteindre. Il alla droit à Milon, qui fumait pareillement, et il lui demanda du feu.
– Partez-vous pour Cologne ? lui dit-il.
– Oui, répondit Milon.
– Avec cette demoiselle ?
Et il montrait Antoinette.
– Oui, dit encore Milon, qui se laissa prendre à l’air militaire du colonel.
Celui-ci donnait toujours le bras à sa fille.
Il alla prendre les billets, en même temps que Milon et dit encore :
– Tâchons d’avoir un compartiment réservé ; si nous prenions un coupé ?
– Comme vous voudrez, répondit Milon, qui pensait que le voyage paraîtrait plus agréable à sa chère petite Antoinette.
Le colonel retint un coupé. Il avait le bras long, ce diable d’homme. Il avait fait la connaissance d’un sous-chef de gare à la table d’hôte de Mme Paquita, sur le boulevard des Batignolles. Aussi fit-il demander ce fonctionnaire, qui s’empressa d’accourir, salua avec un tendre sourire accompagné d’un tendre soupir la belle Mlle Guépin, et se fit un véritable plaisir de conduire les deux hommes, le colonel et Milon, sur la gare, avant l’ouverture des portes de la salle d’attente. Quelques minutes après le train partait, emportant dans le même coupé Milon et le colonel, Mlle Guépin, qui répondait au nom romain de Cornélie, et Antoinette, qui pensait à la fois à Agénor qu’elle quittait, à Madeleine qu’elle allait revoir.
Pendant ce temps, Timoléon courait à la préfecture de police.
– Ah ! vous voilà, lui dit le chef de la Sûreté. Eh bien ?
– Je ne tiens pas encore Rocambole, mais je tiens un de ses complices.
– Lequel ?
– Son compagnon de chaîne au bagne de Toulon.
– Milon ?
– Justement.
– Où est-il ?
– Dans le train express qui vient de partir pour Cologne.
Et sur les indications minutieuses de Timoléon le télégramme suivant fut expédié au commissaire de police de la gare de Valenciennes :
« Arrêtez un homme – suivait le signalement exact –, voyageant en coupé, en compagnie d’une jeune fille, d’un ancien colonel et d’une autre jeune personne. Cet homme a un passeport au nom de Baldoni. C’est un forçat évadé appelé Milon. Écrouez-le à Valenciennes et attendez de nouveaux ordres. »