Transportons-nous maintenant rue de la Pépinière, à l’hôtel de Morlux, deux jours après les événements que nous venons de raconter. Il est sept heures du matin. Une voiture vient d’entrer dans la cour, suivie d’un fourgon de chemin de fer portant des bagages. Dans le fourgon, deux domestiques en livrée. Dans la voiture, deux hommes en costume de voyage. Les domestiques ne sont autres que Pierre le moujik et l’Italien Beruto, le valet de chambre de la comtesse Vasilika. Les deux voyageurs qui descendent de voiture sont, on le devine, M. le vicomte Karle de Morlux et son compagnon inséparable, Yvan Potenieff. Pendant la route – une route de huit jours –, le gentilhomme français et l’officier russe se sont liés intimement. Yvan a une confiance illimitée en M. de Morlux.
En revanche, M. de Morlux a promis à Yvan qu’on retrouverait Madeleine.
– Mon cher Yvan, dit le vicomte en prenant le jeune Russe par la main, venez avec moi. Cette maison est à vous.
Et il conduisit Yvan au premier étage de l’hôtel et l’installa dans un somptueux appartement. Beruto était plein de soins touchants pour son nouveau maître. Tandis qu’on déchargeait les bagages il disait aux gens de l’hôtel :
– Mon pauvre maître est bien malade… mon pauvre maître est fou… il est amoureux d’une femme qui n’existe pas !…
Et les gens de l’hôtel regardaient Yvan avec compassion. Pierre le moujik ne peut plus jouer son rôle de muet, car Yvan sait fort bien qu’il a une langue ; mais il s’est fait un accent guttural qui ne ressemble plus du tout à la voix d’Yvan. D’ailleurs, Pierre ne parle que le russe ! Or, tandis qu’Yvan s’installe dans son appartement, M. de Morlux, enfermé dans sa chambre, brise d’une main fiévreuse le cachet de plusieurs lettres.
L’une est de Timoléon :
« Monsieur le vicomte,
« J’ai passé hier à votre hôtel. Le suisse m’a dit avoir reçu de vous une dépêche datée de Berlin. Donc, vous revenez. Ne perdez pas de temps, à votre retour. Mlle Guépin vous attend rue de Londres.
« Votre serviteur.
« TIMOLÉON.
« P.-S. Je tiens Antoinette. Je m’en déferai au plus juste prix. »
– C’est Madeleine qu’il faudrait tenir, murmure M. de Morlux en passant une main fiévreuse sur son front. Et il ouvre une seconde lettre. Celle-là est ainsi conçue :
« Monsieur le vicomte,
« Je réponds à Paris, où vous devez arriver demain matin, à votre lettre datée de Berlin. Vous me demandez si la folie se guérit. La folie, oui ; la monomanie, non. Si le jeune officier russe dont vous me parlez déraisonnait complètement, s’il avait complètement perdu l’esprit, avec des douches nombreuses, vieux système, et un traitement dont je suis l’inventeur, nous en viendrions certainement à bout. Mais, s’il est simplement monomane, et si sa monomanie consiste à parler sans cesse d’une femme qui n’a jamais existé que dans son imagination, je ne puis vous répondre de rien, quelque intérêt que vous portiez à votre cher malade et à sa famille qui vous l’a confié à votre départ de Russie. Néanmoins, je ne puis rien affirmer, rien préciser, avant d’avoir vu le sujet. Je serai donc chez vous dès demain matin à huit heures, et, si besoin est, j’emmènerai ce jeune homme, sous un prétexte quelconque, dans ma maison de santé où tous les soins possibles lui seront donnés.
« O. LAMBERT,
« Médecin-aliéniste,
« à Passy, Grande-Rue, 39. »
M. de Morlux, après avoir lu cette lettre, consulte sa montre. Il est près de huit heures.
– J’aurais pourtant bien voulu, murmure M. de Morlux, courir, auparavant chez Mlle Guépin. N’importe ! attendons le docteur.
La cloche de la porte d’entrée se fait entendre… Puis, après elle, le coup de sonnette du suisse qui avertit le valet de chambre de l’arrivée d’un visiteur. M. de Morlux se met à la fenêtre de son cabinet qui donne sur la cour. C’est le médecin aliéniste qui arrive. Le docteur est un homme entre deux âges, abritant de petits yeux gris derrière des lunettes bleues, et portant avec emphase la cravate blanche et l’habit noir des gens de sa profession. M. de Morlux va à sa rencontre.
– Mon cher docteur, lui dit-il en lui serrant la main, je ne vois qu’un moyen de vous permettre d’étudier à l’aise votre futur pensionnaire.
– Lequel ? lui demanda M. Lambert.
– Nous arrivons de voyage, lui et moi ; nous avons passé la nuit en chemin de fer. Nous mourons de faim. Malgré l’heure matinale, nous allons déjeuner. Vous l’entendrez causer.
– Parfait, dit le docteur.
– Ah ! je dois vous dire, ajouta M. de Morlux, que la famille Potenieff est immensément riche et qu’elle ne reculera devant aucun sacrifice pour obtenir la guérison de son cher Yvan.
– On fera tout ce qu’il est humainement possible de faire, répondit le docteur, alléché par la perspective d’une pension royalement payée et d’honoraires fabuleux.
Deux heures plus tard, M. de Morlux, Yvan son hôte, et le docteur, qui a été présenté au jeune Russe comme le notaire de la maison, sont à la fin d’un plantureux déjeuner. Les liqueurs de Mme Amphoux ont aidé le café à précipiter la digestion. Les cigares de La Havane les plus purs remplissent la salle à manger d’une fumée bleue. C’est l’heure des confidences. Yvan parle de Madeleine. De quoi parlerait-il, en vérité ? Yvan, qui compte sur les largesses de sa chère cousine la comtesse Vasilika, ne parle de rien moins que d’acheter un palais pour y loger Madeleine. Ici le docteur prend au sérieux son rôle de notaire improvisé :
– Je possède une maison charmante à Passy, dit-il. Je voudrais la vendre. Vous plairait-il de la voir ?
Et il fait de sa maison un récit tel que Yvan, enthousiasmé, s’écrie :
– Si elle est telle que vous le dites, je l’achète.
– Allons la voir, répond le docteur.
M. de Morlux avait déjà donné ses ordres. Sa Victoria à deux chevaux est attelée dans la cour.
– Allez, dit-il à Yvan et revenez pour dîner.
Yvan et le faux notaire montent en voiture. Beruto, le serviteur fidèle, monte auprès du cocher, les deux battants de la porte cochère s’ouvrent et les deux trotteurs, à qui on a rendu la main, s’élancent dans la rue. La Victoria gagne le boulevard Malesherbes, elle descend vers la Madeleine, longe la rue Royale, traverse la place de la Concorde et gagne les Champs-Élysées. C’est l’heure du Bois. Paris est ensoleillé comme Naples ou Portici. Les cavaliers se croisent, les voitures découvertes se suivent à la file. C’est le vendredi saint, c’est Longchamp ! La mode vient aux Champs-Élysées et descendra jusqu’au lac pour montrer ses toilettes de printemps. Le gandinisme et la bicherie se sont donné rendez-vous. Au faubourg Saint-Honoré, qui a ouvert ses portes à ses calèches élégantes, se mêle l’austère faubourg Saint-Germain avec ses carrosses surannés et ses vieux trotteurs mecklembourgeois. Le tout-Paris des romans est là. Yvan étourdi, grisé de lumière et de grand air, regarde et s’étonne… Qu’est-ce que la perspective Newski, auprès de tout cela ? Pétersbourg, la ville aux coupoles d’or, est une vassale auprès de Paris. Mais tout à coup Yvan jette un cri… Un cri de joie, un cri de folle ivresse…
– Madeleine ! dit-il, c’est Madeleine !…
Et il se dresse dans la Victoria, et tout son corps se penche en avant, tandis que ses bras se tendent… Une Victoria à caisse bleue, à train jonquille, vient de passer, rapide comme l’éclair, auprès de celle où Yvan et le docteur étaient assis. Dans cette Victoria, qu’emportent deux admirables trotteurs irlandais, une femme, au sourire rêveur, aux cheveux blonds, vêtue d’une robe bleue, rendait, à droite et à gauche, les saluts qu’on lui adressait. Et Yvan, saisi de vertige, répéta :
– Madeleine ! c’est Madeleine !
Beruto, le valet fidèle, fronce alors le sourcil. L’échafaudage habile de la vengeance de Vasilika va-t-il donc s’écrouler tout à coup ?