L’Italien Beruto, le fidèle valet de chambre de la comtesse Vasilika, eut une nouvelle et véritable angoisse. Beruto n’avait jamais vu Madeleine, mais aussi bien que M. de Morlux, Beruto savait qu’elle existait. Or, tout à coup Yvan s’écria :
– Voilà Madeleine !
Ce fut l’affaire d’une minute, mais dans cette minute il y eut tout un drame. Voici comment. La Victoria dans laquelle était la jeune blonde était menée en demi-daumont par un jockey à veste rayée noir et blanc. Le jockey, voyant que le Russe étendait les bras et paraissait connaître sa maîtresse, arrêta brusquement son porteur et son cheval de main.
– Que faites-vous donc ? s’écria le docteur, sortant de son flegme de faux notaire.
Mais déjà Yvan avait sauté à terre et s’élançait vers la Victoria :
– Madeleine ! chère Madeleine !
La femme blonde, étonnée, fit un haut-le-corps et se recula. Yvan monta hardiment dans la Victoria. Mais le docteur avait suivi Yvan et le prenait par le bras.
– Vous êtes fou ! dit-il.
La jeune femme, effrayée, s’était pelotonnée au fond de sa voiture.
– Comment ! s’écria Yvan, vous ne me reconnaissez donc pas, chère Madeleine ?
Elle répondit :
– Je crois que cet homme est fou !
À cette voix, Yvan pâlit et se laissa entraîner par le docteur hors de la Victoria. Cette femme, ce n’était pas Madeleine !… Mais elle lui ressemblait… Elle lui ressemblait comme une sœur jumelle à une sœur jumelle, comme la goutte d’eau à une autre goutte d’eau. C’était étrange ! c’était surprenant ! L’étonnante légende des Ménechmes, cette légende dont la tradition, le théâtre et le roman ont abusé, n’était donc pas une fable ? Et Yvan demeurait là, pâle, l’œil hagard, la bouche béante au milieu des voitures qui manquaient de l’écraser. La jeune femme salua le docteur qu’elle reconnut, lui sourit et fit un signe à son jockey. Un médecin aussi célèbre que l’aliéniste Lambert ne pouvait être inconnu à personne. Une demi-douzaine de jeunes gens, qui s’étaient arrêtés, les uns à cheval, les autres en tilbury ou en panier-chaise autour de la Victoria, sourirent comme avait souri la jeune femme, son premier mouvement d’effroi passé. Celle-ci cria au docteur, en dépassant la voiture dans laquelle il venait de faire remonter Yvan :
– Elle est mauvaise, mon bon ! On ne se promène pas avec ses clients, un jour de Longchamp, en pleins Champs-Élysées.
Ce fut un éclat de rire général. Yvan n’y comprit rien. Pour lui, étranger à l’argot parisien, le mot clients s’appliquait bien davantage à un notaire qu’à un médecin. Deux jeunes gens à cheval murmurèrent en passant :
– Ce docteur n’en fait jamais d’autres ! au lieu de tenir ses fous enfermés, il les promène.
Yvan aurait pu les entendre ; mais il ne les entendit pas, absorbé qu’il était dans une stupéfiante rêverie :
– Étrange ressemblance ! disait-il.
Le cocher, sur un signe du docteur, avait rendu la main à ses chevaux, et la voiture continuait à monter les Champs-Élysées. Beruto se remettait peu à peu de son émotion. Quant au docteur, il se pencha vers l’ancien valet de chambre de la comtesse Vasilika et lui dit :
– Est-ce que cela lui arrive souvent ?
Beruto cligna de l’œil d’une façon qui voulait dire : « Il prend toutes les femmes pour Madeleine. »
– Ah ! bon, fit le docteur.
Puis il prit le bras d’Yvan et le serra un peu :
– Comment ! dit-il, cette demoiselle Madeleine que vous cherchez, ressemble à Clorinde ?
– Clorinde ? murmura Yvan d’un air hébété, qu’est-ce que Clorinde ?
– Eh bien, c’est la femme que vous venez de prendre pour Madeleine.
– Ah !… et qu’est-ce que Clorinde ?
– Une déesse du demi-monde.
– Ah ! fit-il encore.
Puis il baissa la tête et ajouta :
– Excepté sa voix, qui n’est pas la même, c’est Madeleine trait pour trait.
Le docteur reprit :
– Du reste, vous pourrez lui rendre une visite quand bon vous semblera.
– Vraiment ? fit-il d’un air distrait.
Et il retomba dans son mutisme. La foule des voitures allait en s’épaississant à mesure qu’on approchait de la barrière de l’Étoile. Elles étaient rangées sur sept files, trois qui montaient, quatre qui descendaient. La file dans laquelle la voiture du Dr d’Yvan se trouvait était maintenant au pas. La file descendante continuait à trotter. Tout à coup Yvan jeta un autre cri :
– Madeleine ! c’est elle, cette fois !
Un fiacre de la file descendante venait de passer auprès de la Victoria de M. de Morlux. Dans ce fiacre était une jeune fille. Et cette jeune fille, cette fois Yvan ne se trompait pas, c’était Madeleine. Madeleine, arrivée le matin à Paris, Madeleine que Vanda venait de confier à Noël et que celui-ci conduisait rue Serpente. Et Madeleine avait vu Yvan, comme Yvan avait aperçu Madeleine. Seulement elle n’avait pas crié tant son émotion avait été forte. Mais elle avait serré le bras de Noël et elle était devenue si pâle que celui-ci avait cru qu’elle allait mourir. Le fiacre, entraîné par le mouvement de la file, avait continué à descendre l’avenue. La Victoria montait toujours au pas. Ni le docteur, ni Beruto n’avaient rien vu. Yvan seul avait aperçu la jeune fille et répétait :
– C’est elle ! c’est bien elle !
Et, de nouveau, il voulut s’élancer hors de la Victoria. Mais le docteur avait un poignet de fer et il le retint.
– C’est inutile, dit-il, vous ne la rattraperiez pas. Nous sommes obligés de suivre la file.
– Mais je veux la retrouver, cependant ! dit Yvan hors de lui.
– Rien ne sera plus facile tout à l’heure.
– Comment ? demanda-t-il vivement.
Le docteur avait échangé avec Beruto un nouveau regard. Cette fois, si le médecin aliéniste avait encore eu le moindre doute, ce doute se serait évanoui. Yvan, en deux minutes, avait cru deux fois voir Madeleine. Pour le docteur, Yvan était fou à lier.
– Oui, disait Yvan, comment la retrouver ?
– Rien n’est plus facile.
– Mais…
– J’ai pris le numéro du fiacre.
Et le docteur dit au hasard :
– C’est le numéro deux mille neuf cent dix-sept.
– Eh bien ?
– En revenant de visiter ma maison, nous irons à l’administration des voitures.
– Oh ! parfait, dit Yvan qui crut comprendre.
Et il devint tout joyeux. Le cocher de M. de Morlux coupa habilement la file, laissa l’avenue et entra dans la rue de Chaillot. Vingt minutes après, le docteur et Yvan s’arrêtaient à la petite porte de la maison de santé, laquelle porte ouvrait sur une ruelle et se trouvait au bout du passage. En entrant par là, le docteur évitait de montrer tout d’abord à Yvan l’enseigne de sa maison. Yvan, tout absorbé qu’il était, suivit le docteur, qui lui fit traverser le jardin, poussa une porte au rez-de-chaussée et l’introduisit dans un petit salon, où il le pria d’attendre un moment.
– Je suis à vous dans deux minutes, lui dit-il.
– Faites, répondit Yvan, qui songeait toujours à sa chère Madeleine. Beruto était demeuré dans le vestibule. Le docteur appela deux infirmiers. Ceux-ci accoururent :
– Vous allez me prendre ce gaillard que je viens de faire entrer là, dit-il en désignant la porte du petit salon, et vous allez lui donner une douche.
Les infirmiers entrèrent et le docteur s’éloigna. Yvan, fort étonné de leur costume, leur dit :
– Que me voulez-vous ?
Ils se regardèrent en souriant. Puis l’un d’eux lui dit :
– Venez prendre une douche, monsieur.
Yvan jeta un cri et comprit enfin le costume qu’il avait sous les yeux. Il était dans une maison de fous… Les infirmiers se jetèrent sur lui et le terrassèrent.
Beruto, dans le vestibule, riait d’un rire de démon.