Laissons Antoinette au fond du jardin de la rue de Bellefond, dans le pavillon où elle est gardée par ces êtres indignes, la Chivotte et Polyte, et revenons à Vanda. Vanda était bien la femme que Rocambole avait devinée. Énergique, patiente, intelligente. Un corps de séraphin, une âme d’acier. Quand elle s’était mise à la croisée et avait vu Rocambole avec l’officier de paix et les deux agents, elle avait tout deviné, tout compris avant qu’il parlât. Alors elle était descendue, disant à Madeleine :
– Attendez-moi, je reviens !
Dans la pièce voisine, qui était le cabinet de Rocambole, était une boîte qui renfermait une demi-douzaine de pilules, brunes, grosses comme la tête d’une épingle et dures comme le diamant. Quel était leur pouvoir ? Vanda ne le savait pas au juste ; mais un jour Rocambole lui avait dit :
– Si jamais je suis arrêté, tâche, par tous les moyens possibles, de me faire parvenir une de ces pilules. Le reste me regarde !
– Est-ce du poison ? avait-elle demandé.
– Oui et non. Mais on pourrait l’avaler sans danger. Il faut près de six heures pour qu’il se dissolve.
C’est pourquoi Vanda avait pris une de ces petites boules et l’avait placée dans le coin de sa bouche. Puis tandis qu’elle embrassait Rocambole, la pilule avait fait son chemin. Vanda n’avait témoigné ni faiblesse, ni désespoir.
Elle avait embrassé Rocambole presque en riant, en femme qui croit que la politique est le seul mobile de cette arrestation sans gravité. Puis, tandis que les agents emmenaient Rocambole, Vanda, rentrant dans le petit hôtel, s’était dit :
– Rocambole arrêté, Antoinette disparue avec Milon, moi seule pour tout sauver !
Telles étaient les paroles du maître !
Avant d’ouvrir la porte de cette chambre dans laquelle l’attendait Madeleine, Vanda avait déjà organisé tout un plan de conduite.
– Mon enfant, dit-elle à la jeune fille en fermant la porte et venant s’asseoir auprès d’elle, écoutez-moi…
– Comme vous êtes pâle ! murmura Madeleine émue.
Vanda poursuivit :
– Vous avez échappé à la brutalité de Pierre le moujik, à la dent meurtrière des loups, aux infâmes desseins de M. de Morlux…
– Eh bien ? fit Madeleine anxieuse.
– Tout cela n’est rien encore.
Madeleine se leva. Elle était devenue pâle comme Vanda ; mais elle se tint droite, néanmoins, et son œil bleu eut des flammes.
– Voilà comme je vous aime ! dit Vanda. Vous êtes une vraie femme forte.
– Qu’est-ce encore ? demanda Madeleine dont la voix se raffermit.
– C’est un coup de foudre, répondit froidement Vanda.
– Antoinette ?
– Je ne sais pas.
– Milon ?…
– Je ne sais pas non plus.
– Lui…
Et Madeleine prononça ce mot avec un accent qui disait toute la foi qu’elle avait dans cet homme étrange qu’on appelait Rocambole.
– Arrêté ! prisonnier ! répondit Vanda.
Madeleine jeta un cri. Mais Vanda lui prit la main.
– Je suis là, moi, dit-elle.
– Ma sœur ! où est-elle ? répéta Madeleine.
– Je la sauverai ! répondit la Russe.
En ce moment, Noël entra. L’ancien valet de cœur était tout bouleversé.
– Ils ont arrêté le maître, ils l’ont emmené, dit-il.
Vanda l’écrasa d’un regard hautain.
– Et tu as peur ? dit-elle, peur pour toi ?
Mais Noël était un chien fidèle.
– Ah ! maîtresse, dit-il, pouvez-vous parler ainsi ?
– C’est moi qui commande maintenant, dit-elle.
– J’obéirai.
Et Noël s’inclina. Vanda lui montra Madeleine.
– Emmène-la.
– Rue Serpente ?
– Oui.
– Pourquoi ne resterais-je pas auprès de vous, madame ? demanda Madeleine.
– Pourquoi ? je vais vous le dire, mon enfant. Au moment où la bataille semblait gagnée, nous l’avons perdue.
– Ah !
– Le monsieur de Morlux, de Russie, celui qui voulait votre mort et qui, je l’espère, est mort lui-même, n’était pas le seul à avoir juré votre perte et celle de votre sœur. Il a laissé à Paris des auxiliaires ; et ces auxiliaires ont profité de notre absence.
– Que dites-vous ?
– Antoinette et Milon ont disparu. Rocambole est arrêté. Comprenez-vous ?
– Mon Dieu !
– Ce n’est pas lui qui m’inquiète, reprit Vanda. Les murs des prisons tombent sous son souffle, comme s’évanouit une bulle de savon sous les lèvres enflées d’un enfant ; mais c’est Milon, c’est elle…
– Oh ! vous la sauverez, n’est-ce pas ? fit Madeleine.
– Je la retrouverai, voulez-vous dire. Mais pour cela, il faut que vous vous laissiez guider…
– Je suis prête à vous obéir, dit Madeleine avec soumission.
– Écoutez-moi bien, poursuivit Vanda. Si l’on est venu arrêter le maître à la porte de cette maison, c’est que nos ennemis connaissaient cette retraite. Vous n’y êtes donc plus-en sûreté. Suivez Noël, ayez foi en lui comme en moi, comme au maître.
– Mais vous, madame ?
– Moi, dit Vanda avec un fier sourire, je vais lui prouver que je suis digne de lui.
Et elle ajouta, s’adressant à Noël :
– Tu me réponds de Madeleine sur ta vie.
– Oui, maîtresse.
– Il faut que je te revoie avant ce soir ; où te retrouverai-je ?
– Rue Serpente, si vous voulez…
– Non, je pourrais être suivie.
– Où donc, alors ?
Vanda parut réfléchir :
– À huit heures, ce soir, dit-elle enfin, derrière le théâtre Ventadour, rue Monsigny.
– J’y serai, répondit Noël.
Sur l’ordre de Vanda, Madeleine jeta un manteau sur ses épaules, laissa ses bagages villa Saïd et prit le bras de la femme russe. Noël les suivit et tous trois sortirent du petit hôtel… L’arrestation de Rocambole avait fait quelque bruit. Le concierge de l’avenue, qui avait une grande considération pour les Russes en général et en particulier, salua Vanda avec respect.
– Allez me chercher une voiture, lui dit-elle. Je vais à l’ambassade russe.
– Oh ! dit le concierge avec un sourire intelligent, je pense bien que ça ne peut pas être grave : on ne va pas à la guillotine pour politique.
Vanda monta en voiture avec Noël et Madeleine. Mais près de l’Arc de triomphe elle les quitta. Et tandis que Noël ramenait la jeune fille dans Paris, Vanda monta dans l’omnibus qui traverse les Champs-Élysées et s’en va à Auteuil par l’avenue de Saint-Cloud. Vanda savait aussi bien que Rocambole – ce que n’avait jamais su Noël – où l’on avait laissé Antoinette et Agénor. Rocambole n’avait pu lui donner aucun détail ; tout ce qu’elle savait, c’est qu’Antoinette avait disparu. Néanmoins, Vanda courait à Auteuil. Elle y courait, parce qu’elle pensait bien qu’elle trouverait soit Agénor, soit Mme Raynaud, soit la belle Marton. Quand elle arriva, la grille était grande ouverte, et le père Philippe accourut.
– Ah ! madame ! dit-il, vous savez… le malheur…
– Je sais tout.
– Ah !
– Où est M. Agénor de Morlux ?
– Il est parti.
– Quand ?
– Il y a une heure. Il est monté dans une voiture et il est allé à Paris.
Vanda n’en entendit pas davantage ; elle passa outre et se dirigea vers le pavillon. Sur le seuil, la mère Philippe pleurait silencieusement et la belle Marton se tordait les mains. Vanda posa la main sur l’épaule de cette dernière :
– Pourquoi te désoles-tu ? fit-elle.
Marton leva la tête.
– Ah ! dit-elle, vous venez trop tard.
– Non, dit Vanda. N’as-tu donc plus confiance en moi ?
Ces mots mirent du baume au cœur de Marton.
– Je sais bien que vous pouvez beaucoup, vous, dit-elle.
– Oui, répondit Vanda, quand on m’aide…
Marton, se releva l’œil en feu…
– Parlez, ordonnez, je suis prête ! dit-elle.
– Il faut, dit froidement Vanda, qu’à nous deux nous retrouvions Antoinette et que nous la sauvions. Viens !…
Et sans entrer dans le pavillon, Vanda emmena la belle Marton avec elle.