Antoinette était peu communicative, comme la plupart des gens qui ont souffert, et elle se liait difficilement. Néanmoins la perspective de douze heures de wagon adoucit les humeurs les moins sociables, et l’on cause volontiers pour peu qu’on en ait le prétexte et l’occasion. C’est ce qui arriva à Antoinette. Mademoiselle Guépin était peut-être un peu masculine, un peu hardie pour une personne de son sexe ; mais elle causait bien et avec aisance. Elle savait un peu de tout, et elle avait ce vernis que donne la fréquentation des hommes riches. Ces soirées de jeu qu’elle donnait chez elle n’avaient pas été inutiles à son éducation. À Creil, première station de l’express allemand, on échangea quelques mots pendant les cinq minutes d’arrêt. Milon causait familièrement déjà avec le colonel. Celui-ci avait deux vêtements, un pardessus orné de ce ruban énigmatique qui eût fait le désespoir des chancelleries, et une redingote dont la boutonnière était ornée d’une rosette multicolore, mais dans laquelle le rouge dominait. Au reste, un domestique en livrée, fourni sans doute par Timoléon pour la circonstance, avait, à la gare de Paris, en lui remettant son châle de voyage et son sac de nuit, appelé l’habitué de la table d’hôte de Mlle Paquita, monsieur le colonel. Il n’en fallait pas tant pour éblouir Milon. Antoinette elle-même se laissa prendre à la rosette.
Et puis à eux quatre ils occupaient le coupé. À minuit on était à Valenciennes. Le train s’arrêta dix minutes.
– Demain matin nous serons à Cologne, dit le colonel.
Antoinette eut un battement de cœur ; elle songea à Madeleine. La portière s’ouvrit, un employé se présenta :
– Y a-t-il parmi ces messieurs, dit-il, un voyageur du nom de Baldoni ?
– C’est moi, dit naïvement Milon.
– Veuillez descendre…
– Pourquoi donc ? demanda Milon étonné.
– Veuillez entrer chez le chef de gare, dit l’employé qui montrait sur le quai une porte ouverte.
Milon descendit sans défiance et dit :
– C’est peut-être à cause des bagages.
Mais Antoinette eut un pressentiment funeste.
– Je vais avec toi, dit-elle.
Et elle descendit à son tour. Le colonel et sa fille échangèrent un coup d’œil. Puis, le premier dit à Antoinette qui s’élançait, légère, hors du wagon :
– Nous vous accompagnons, mademoiselle.
Milon avait une si grande foi dans Rocambole, il se croyait si bien libéré du bagne depuis que le maître avait voulu qu’il en sortît, qu’il n’eut pas même un soupçon. Il s’imagina même un moment qu’on allait lui communiquer une dépêche de Rocambole, lui écrivant à Valenciennes de ne pas aller plus loin et de rebrousser chemin sur Paris. Dans le bureau du chef de gare, il vit deux gendarmes et un homme vêtu de noir qui était ceint d’une écharpe tricolore. Alors seulement il eut peur et se retourna vers Antoinette. Mais Antoinette le suivait, et le sourire de la jeune fille était pour lui comme un rayonnement protecteur. L’employé qui l’avait fait descendre du wagon le poussa dans le bureau du chef de gare. En même temps, un des gendarmes fit un pas vers la porte, comme s’il eût voulu fermer la retraite à Milon dans le cas où celui-ci aurait voulu fuir. Le commissaire de police se leva et regarda Milon. Cette fois, Milon pâlit.
– Comment vous appelez-vous ? demanda le magistrat.
– Joseph Baldoni, répondit Milon avec hésitation.
– Votre profession ?
– Valet de chambre au service de mademoiselle, dit-il humblement.
Antoinette, toute pâle, était entrée dans le bureau du chef de gare. M. et Mlle Guépin l’avaient suivie. Les gendarmes les avaient laissés passer tous trois ; mais après qu’ils eurent franchi le seuil du bureau, ils fermèrent la porte. Antoinette était trop bouleversée pour prendre garde à cette manœuvre inquiétante. Elle ne regardait, elle ne voyait que Milon qui était devenu tout pâle, en écoutant les questions du commissaire de police. Celui-ci reprit :
– Êtes-vous bien sûr de vous nommer Joseph Baldoni ?
– Sans doute, balbutia Milon.
– Ne seriez-vous pas, au contraire, un certain François Milon ?
Milon tressaillit et devina pourquoi on l’interrogeait.
– Je n’ai jamais porté ce nom-là, balbutia-t-il.
– Je le souhaite pour vous, dit le commissaire.
Antoinette, blanche comme une statue, et dont le cœur avait cessé de battre, eut alors un moment d’espoir. Mais cet espoir s’évanouit lorsque le magistrat eut ajouté :
– Je désire, monsieur, que l’autorité se soit trompée et que vous n’ayez rien de commun avec un nommé François Milon, condamné à dix ans de travaux forcés, évadé depuis huit mois du bagne de Toulon.
– Ce n’est pas moi, balbutia Milon.
– C’est ce que vous prouverez à Paris.
Antoinette frissonna.
– En attendant, je vous arrête, acheva le commissaire de police.
Antoinette jeta un cri et chancela. Mlle Guépin s’empressa de la soutenir dans ses bras.
– Mon enfant !… ma fille !… ma maîtresse adorée !… murmura Milon anéanti, en voyant la jeune fille près de s’évanouir.
Le commissaire de police, s’adressant alors à Antoinette, lui dit :
– Quant à vous, mademoiselle, je n’ai aucun ordre vous concernant, et vous êtes libre de continuer votre voyage.
Puis il fit signe aux gendarmes qui s’emparèrent de Milon. Milon ressemblait à un chêne déraciné par la foudre. Il y eut un moment déchirant entre Antoinette et lui. La jeune fille se jeta à son cou au moment où les gendarmes l’emmenaient. Elle le tint longtemps embrassé, l’appelant son ami et son père. Milon pleurait à chaudes larmes. Mais ni Antoinette ni lui ne protestaient plus. Antoinette ne savait pas mentir ; et si on lui avait dit : « Jurez-nous que cet homme n’est pas François Milon », elle eût baissé la tête et n’eût pas répondu. Pendant cette scène déchirante des adieux, car le commissaire de police avait annoncé que Milon allait être conduit à la prison de Valenciennes, on entendit un coup de sifflet. C’était le train qui partait, laissant Antoinette et M. et Mlle Guépin qui s’empressaient autour de la jeune fille et lui témoignaient toute leur sympathie.
– Mille tonnerres ! exclama le colonel d’un ton bourru en s’adressant au commissaire, tandis qu’on emmenait Milon, êtes-vous bien sûr, monsieur, de ne vous être pas trompé ?
– Je n’ai fait qu’exécuter les ordres qui m’ont été transmis par le télégraphe, répondit le magistrat.
M. Guépin se tourna vers Antoinette :
– Mademoiselle, dit-il, je ne suis pas autrement pressé de continuer mon voyage, et ni ma fille ni moi ne vous abandonnerons ainsi toute seule. Je suis le colonel Guépin, j’ai le bras long, très long même, ajouta-t-il avec emphase. Retournons à Paris, je vous promets de faire rechercher le brave homme en quelques heures.
Antoinette regarda cet homme qui lui parlait avec tant d’assurance, et elle le crut sur parole.
– Vous feriez cela ! exclama-t-elle.
– Sans doute.
– Oh ! vous êtes ma Providence, dit-elle.
Le colonel et sa fille avaient entraîné Antoinette hors du bureau, sous la gare. Antoinette pleurait et s’appuyait, brisée de douleur, sur le bras de Mlle Guépin.
– Le train de Cologne à Paris va passer, dit le colonel. Nous serons à Paris à quatre heures du matin, et je vous assure qu’avant midi j’aurai obtenu la mise en liberté de ce pauvre homme.
Comme le prétendu colonel parlait ainsi, on entendit dans le lointain le sifflet du train de Cologne.
– Je vais prendre les billets, dit-il.
Antoinette songeait à sa sœur, malade à Cologne, à Milon, qui allait coucher en prison ; à Agénor qui était loin de se douter des angoisses qu’elle éprouvait. Agénor ! Si Agénor n’eût été à Paris, peut-être eût-elle hésité à revenir sur ses pas, en dépit des belles promesses du colonel Guépin. Mais Agénor ne se joindrait-il pas à ce dernier pour sauver Milon ? Et Antoinette n’hésita pas. Et elle monta dans le train qui partait pour Paris en compagnie de cette fille d’aventures et de ce colonel de table d’hôte qui étaient les véritables provocateurs de l’arrestation du malheureux Milon.