– Ah ! mademoiselle, que vous êtes bonne pour moi, murmurait Antoinette, quatre heures après, en serrant avec effusion les mains de Mlle Guépin.
Elle avait les yeux pleins de larmes ; mais son cœur débordait d’espoir. Le colonel parlait avec un rare aplomb de ses hautes influences. Les ministères s’ouvraient devant lui ; les ministres l’appelaient « cher ami ». Mlle Guépin avait émis sur-le-champ cette opinion :
– Papa, tu feras bien, en arrivant, de courir chez le garde des Sceaux. Comment Antoinette se serait-elle refusée de croire au pouvoir de gens si connus ? Et puis, il y avait pour elle un fait matériel qui lui enlevait toute défiance et tout soupçon. Cet excellent colonel, parti de Paris pour Cologne, ne revenait-il pas à Paris tout exprès pour elle ? Antoinette avait été expansive. Elle avait raconté l’histoire de Milon, avoué qu’il était bien réellement forçat évadé, mais forçat innocent, condamné pour un crime qu’il n’avait pas commis. Et elle avait parlé de son enfance à elle, Antoinette, et de l’affection qu’elle avait gardée à son vieux serviteur. Cet excellent colonel, qui ne doutait de rien, avait dit alors :
– Raison de plus, s’il en est ainsi, pour obtenir sa liberté immédiate. Seulement, jusqu’à ce que son jugement ait été révisé, ce qui ne peut manquer, je vous le promets, mademoiselle, peut-être lui sera-t-il interdit de quitter Paris…
Comment, avec de telles paroles, ne pas gagner la confiance absolue de la naïve Antoinette ? Le colonel avait fait plus encore. À la gare de Creil, il s’était chargé d’une dépêche à expédier à Cologne. Antoinette écrivait à sa sœur :
« Retard de vingt-quatre heures. Bien portante. J’arriverai demain. »
La dépêche était adressée à M. le major Avatar, à Cologne, hôtel de Dresde. Aussi on comprend maintenant l’effusion d’Antoinette, comme le train entrait dans la gare de Paris. Le colonel lui dit alors :
– Nous habitons tout près d’ici, ma fille et moi. Voulez-vous nous permettre de vous conduire chez nous ?
Antoinette songea bien un moment à refuser et à courir à Auteuil où Agénor était resté sans doute ; mais le colonel insista, en disant qu’il n’allait que prendre le temps de changer d’habits et qu’il s’en irait toute de suite au ministère. Elle monta dans la voiture de place que le colonel fit avancer. Elle entendit le colonel, qui était monté à côté du cocher, lui dire :
– Rue de Bellefond, numéro 21.
De quoi aurait-elle eu peur ? D’ailleurs, elle songeait au pauvre Milon, qui, à cette heure, était en prison, et versait sans doute de grosses larmes. Dix minutes après, la voiture de place s’arrêtait devant le numéro 21. La rue de Bellefond est une rue solitaire entre deux rues bruyantes et passantes : la rue de Rochechouart et celle du Faubourg-Poissonnière. Derrière ses maisons d’apparence chétive et vieillotte s’étendent de vastes jardins, dans lesquels on trouve encore de grands arbres. Le numéro 21 était une de ces maisons-là. On entrait par une porte bâtarde ouvrant sur un vestibule au bout duquel était une petite cour pavée. Au-delà de la cour, une claire-voie ; au-delà de la claire-voie, un jardin. Au fond du jardin, à demi caché par une touffe d’arbres, un pavillon. Antoinette put voir tout cela vaguement, car il n’était pas jour encore. Le colonel avait sonné, la porte s’était ouverte et le concierge n’avait rien demandé. Mlle Guépin avait poussé la claire-voie, puis elle avait pris Antoinette par la main.
– Nous habitons le pavillon qui est au fond du jardin.
Elle avait une clé et la mit dans la serrure, tandis que le colonel demeurait en arrière pour payer le cocher. Antoinette se trouva alors au seuil d’un vestibule d’où s’échappait une odeur de moisi. Le pavillon n’avait pas l’air d’être habité ordinairement. Cependant, au bruit que la porte avait fait en s’ouvrant, un autre bruit avait répondu. Un bruit de pas à l’étage supérieur.
– C’est ma femme de chambre qui se lève, dit Mlle Guépin. En effet, Antoinette entendit une voix qui disait :
– Qui donc est là ?
– Moi, répondit la belle brune.
Les pas s’arrêtèrent et ne descendirent point l’escalier. Mlle Guépin poussa une porte au fond du vestibule et dit à Antoinette :
– Tenez, mademoiselle, entrez là, c’est la chambre de feu ma mère. Je vais vous faire allumer du feu.
En même temps elle s’était procuré de la lumière en allumant un bougeoir qui se trouvait sur une table dans le vestibule. Elle posa ce bougeoir sur la cheminée et Antoinette sans défiance entra derrière elle. La pièce où elle pénétrait était une petite chambre dont les murs étaient recouverts d’étoffe perse à ramages sombres, le mobilier assez chétif et le sol carrelé de ce gros carreau rouge destiné à recevoir l’encaustique. Antoinette éprouva un sentiment de malaise indéfinissable et subit en entrant dans cette chambre. Mais Mlle Guépin se hâta de lui dire :
– Depuis la mort de ma mère, on entre rarement ici.
Il y avait du feu tout prêt dans la cheminée. Mlle Guépin mit une allumette dessous, et comme il commençait à flamber, elle dit à Antoinette :
– Vous devriez prendre quelques minutes de repos. Mon père va se mettre en campagne tout de suite.
« Il est cinq heures ; avant huit heures, il aura déjà du nouveau à nous apprendre. Vous devez être brisée, essayez de dormir une heure ou deux, ajouta-t-elle.
Et avant qu’Antoinette eût répondu, elle se retira.
Alors, le sentiment pénible qui s’était emparé d’Antoinette en entrant dans cette chambre, la reprit. Pourquoi ? Il lui eût été impossible de le dire. La chambre n’avait qu’une croisée dont les grands rideaux étaient rigoureusement tirés. Antoinette étouffait : elle avait besoin d’air. Elle tira les rideaux pour ouvrir la fenêtre et laisser arriver l’air du jardin jusqu’à elle. Mais, ô surprise ! la fenêtre n’existait plus ; on l’avait murée. Les rideaux ne recouvraient plus que l’embrasure. Antoinette recula stupéfaite ; puis, éprouvant un redoublement d’anxiété, elle courut à la porte et voulut l’ouvrir. La porte était fermée.
– Mademoiselle ! mademoiselle ! appela-t-elle.
Mlle Guépin ne répondit pas. Alors la peur s’empara d’Antoinette d’autant plus facilement qu’elle s’aperçut que la perse des murs recouvrait un épais capiton de laine destiné à étouffer tous les bruits et à ne rien laisser parvenir au-dehors.
Et la peur d’Antoinette était si grande qu’elle se mit à crier :
– À moi ! au secours !
D’abord, on ne répondit pas. Sa voix ne rencontrait pas d’écho dans une chambre sans croisée, et dont les murs et le plafond étaient couverts d’un épais matelas. Cependant elle répéta :
– À moi ! au secours !
Et elle eut un moment de honte, car une clé tourna dans la serrure. Elle crut que c’était Mlle Guépin qui allait entrer et se montrer tout étonnée de son épouvante. Mais soudain elle recula, l’œil hagard, saisie à la gorge par une indescriptible horreur. Une femme était sur le seuil, un flambeau de cuivre à la main, qui la regardait et disait en ricanant :
– Puisque tu es sainte, voilà une belle occasion de faire un miracle, hein ?
Dans cette femme, Antoinette, éperdue, avait reconnu Madeleine la Chivotte, sa persécutrice à Saint-Lazare, celle qui avait tenté de l’empoisonner… Madeleine riait de son mauvais rire et disait :
– Tu peux crier, ma bichette, les murs sont ici comme dans La Tour de Nesle qu’on jouait à la Porte-Saint-Martin.
Et elle déclama :
– Ces murs étouffent les cris, éteignent les sanglots…
– Absorbent l’agôoonie !… dit une autre voix derrière l’affreuse Chivotte.
Et Antoinette tomba à genoux et murmura :
– Mon Dieu ! mon Dieu ! ayez pitié de moi !
La voix qui venait de terminer la phrase de la Chivotte était une voix d’homme. Et cet homme, qui apparut à son tour sur le seuil, c’était Polyte ! Polyte le voleur, Polyte, l’être ignoble et dégradé qui avait osé parler d’amour à Antoinette et la faire passer pour sa maîtresse…
– Cette fois, murmura la Chivotte, si tu nous échappes, ma petite, tu auras de la chance.
Le faux colonel et sa fille avaient disparu.