M. de Morlux avait hâte que le Dr Lambert fût parti, emmenant avec lui son futur pensionnaire Yvan. Le vicomte avait bien autre chose à faire, vraiment ! À peine la Victoria emportant le docteur et le jeune Russe eut-elle franchi le seuil de la cour, que M. de Morlux prit son chapeau, traversa le jardin et sortit de son hôtel par la petite porte qui donnait sur le boulevard Haussmann. Là, il se jeta dans une voiture de place et dit au cocher :
– Rue de Londres, et très vite !
M. de Morlux était pressé de revoir Timoléon, ou plutôt d’avoir de ses nouvelles ; car celui-ci, dans sa lettre disait :
« Vous demanderez à voir Mlle Guépin. »
M. de Morlux mit dix minutes à faire le trajet du boulevard Haussmann à la rue de Londres. Le vicomte était attendu, car lorsqu’il eut demandé au concierge Mlle Guépin, on lui répondit qu’elle était chez elle et venait de rentrer. Ce fut elle-même qui vint ouvrir. M. de Morlux se trouva en présence d’une belle femme, à l’air effronté, et sur-le-champ il comprit qu’il avait affaire à des gens résolus.
– Mademoiselle, lui dit-il, je m’appelle le vicomte Karle de Morlux. Elle s’inclina et répondit :
– Je sais pourquoi vous venez.
Et elle ouvrit la porte d’un petit salon meublé comme une chambre d’hôtel garni, dans lequel elle fit entrer le vicomte. Celui-ci s’assit sur l’éternel canapé de velours jaune d’Utrecht, et attendit que Mlle Guépin parlât.
Mais celle-ci se borna à consulter du regard la pendule à colonnes qui se trouvait sur le marbre de la cheminée, et à dire :
– Timoléon sera ici dans cinq minutes, monsieur. Mon père est allé le relever de sa faction.
– Vous pensez bien, monsieur, reprit-elle, que si l’oiseau est en cage, la cage n’est pas ici.
Elle eut un sourire cynique en prononçant ces mots, puis elle se mit à fredonner, allant et venant par la chambre, comme si M. de Morlux n’eût pas été là. Cinq minutes après, en effet, retentit un coup de sonnette. M. de Morlux entendit, aussitôt que la porte fut ouverte, résonner la voix bien connue de Timoléon. Néanmoins, il eut un geste d’étonnement en voyant entrer un homme qu’il crut voir pour la première fois, un gros bonhomme rougeaud, aux favoris d’un blond ardent, chauve, les yeux abrités par des lunettes bleues, le corps emprisonné dans ce fourreau gris que les Anglais appellent un twine , et portant à la main un de ces chapeaux fabuleux de fabrique insulaire, qui justifient si bien le nom de tuyaux de poêle.
– Aoh ! fit ce bizarre personnage, vous ne me reconnaissez pas, my dear !
– Il faut bien que je vous reconnaisse, puisque vous avez conservé votre voix, répondit M. de Morlux.
– Je n’ai conservé que cela, en effet, dit Timoléon.
En même temps, il prit le menton de Mlle Guépin, qui ne se montra nullement offensée.
– Petite, lui dit-il, tu n’as pas quelque leçon de piano à donner dans le quartier ?
– Compris, répondit-elle.
Elle se leva prit son châle et son chapeau, et se retira, laissant Timoléon et M. de Morlux maîtres du logis. Alors Timoléon dit au vicomte :
– J’ai Antoinette sous la main.
– Vous me l’avez écrit…
– Et, cette fois, elle ne m’échappera pas.
– Rocambole est bien fort, murmura M. de Morlux.
– Ah ! vous y croyez enfin ?
– Si j’y crois ! dit le vicomte, qui songea en frissonnant aux événements de Russie.
– Je gage que vous vous êtes rencontrés là-bas ?
– Oui, fit M. de Morlux d’un signe.
Un sourire vint aux lèvres de Timoléon.
– Je viens de vous faire cette question-là pour la forme, dit-il, car je sais à peu près tout. Vous êtes allé vous débarrasser de Madeleine, et Madeleine a été sauvée.
– Oh ! je la trouverai ! fit M. de Morlux avec un accent de rage.
– Moi aussi, dit Timoléon.
– Cependant Rocambole doit veiller sur elle comme un dragon.
Timoléon se prit à rire :
– Écoutez, monsieur le vicomte, dit-il, vous me raconterez vos aventures ensuite. Voici les miennes : j’ai laissé ma fille en Angleterre, ma fille était mon point vulnérable et nous n’eussions pas été battus une première fois, si elle n’eût été au pouvoir de Rocambole. Je suis donc revenu à Paris et je suis allé, devinez où ?
– Je ne sais…, dit M. de Morlux.
– Je suis allé me livrer à la police. J’étais accusé de vol commis chez vous, il y avait eu escalade, effraction, du moins ils le croient là-bas. C’était un cas de galère. Cependant on m’a laissé libre. Savez-vous pourquoi ?
– Vous avez démontré votre innocence ?
– Je n’ai pas même pris la peine de me disculper. Non, j’ai demandé ma liberté en échange de la liberté de Rocambole, que j’ai promis de livrer.
M. de Morlux hocha la tête :
– On ne livre pas Rocambole, dit-il.
– Vous croyez ?
– On ne prend pas Rocambole, fit encore M. de Morlux avec l’accent de la conviction.
– C’est ce qui vous trompe.
Et comme le vicomte faisait un dernier geste d’incrédulité, Timoléon ajouta avec calme :
– Cependant Rocambole est depuis une heure au secret, à la Conciergerie.
Ce fut un coup de tonnerre. M. de Morlux se leva comme s’il eût été remis sur ses jambes par une décharge électrique, et il regarda Timoléon d’un air qui voulait dire : « Ne vous moquez-vous pas de moi ? »
– Mais non, dit Timoléon, répondant au regard. Je dis la vérité vraie. Rocambole est arrêté.
– Il s’évadera.
– Non, dit Timoléon. Les précautions sont trop bien prises.
– On le renverra au bagne et il s’évadera du bagne.
– Vous vous trompez encore, monsieur le vicomte.
– En quoi ?
– Au bagne, la complicité de Rocambole dans le meurtre du garde-chiourme qui avait tué le chien sera démontrée.
– Eh bien ?
– Et Rocambole sera guillotiné.
Un frisson parcourut tout le corps de M. de Morlux.
– Mais, reprit Timoléon, maintenant que nous savons que Rocambole n’est plus à craindre, causons…
– Soit, dit M. de Morlux, qui avait peine à se remettre de l’émotion que lui avait fait éprouver la nouvelle de l’arrestation de Rocambole.
– Il a ramené Madeleine, reprit Timoléon.
– Où est-elle ? s’écria le vicomte au fond duquel se ralluma comme un volcan cet amour bestial que lui avait inspiré la jeune fille.
– Nous l’aurons sous la main quand je voudrai.
– Tout de suite, alors !
– Oh ! non pas, dit Timoléon ; il faut causer d’abord.
– Causer de quoi ?
– Il faut nous entendre, je veux dire.
– Je comprends, vous voulez fixer un nouveau prix à vos services ?
– Naturellement.
– Parlez, j’attends…
– Voyez-vous, reprit Timoléon, il n’est rien de tel que de voyager pour s’agrandir les idées et l’appétit. Quand on a vu l’Angleterre, on s’aperçoit que la vie française est mesquine au possible.
– Après ?
– Ici, quinze à vingt mille livres sont une fortune ; là-bas, c’est la misère, et je veux vivre là-bas ; ce pays me plaît.
M. de Morlux fronça le sourcil.
– Quelles sont donc vos prétentions ? dit-il.
– Je voudrais vous vendre ces trois personnes qui ont depuis quelque temps troublé quelque peu votre sommeil.
– Ah !
– Rocambole d’abord. À combien estimez-vous Rocambole ?
– Je ne sais pas.
– Antoinette ensuite, et puis Madeleine. Rocambole, nous n’avons plus à nous en occuper. Les deux autres, c’est différent. On en fera ce que vous désirerez.
Et Timoléon eut un de ces sourires énigmatiques qui donnent la chair de poule.
– Après ? fit M. de Morlux.
– Que penseriez-vous d’un joli million ? dit froidement Timoléon.
M. de Morlux fit un haut-le-corps.
– Monsieur, dit Timoléon en se levant, je m’attendais à vous voir stupéfait, mais il faut vous attendre aussi à ce que je ne rabattrai rien de mes prétentions.
– Vous êtes fou !
– C’est à prendre ou à laisser.
– Vous êtes fou ! répéta M. de Morlux en frappant du pied.
– Je ne dis pas non. Seulement, je sais quelqu’un qui me donnera le million que je veux.
– Qui donc ?
– M. Agénor de Morlux, votre neveu, à qui je reconduirai Antoinette.
Le vicomte attacha un étrange regard sur Timoléon, et il y eut entre ces deux bandits une éloquente minute de silence. C’était le sort des deux orphelines qui était en jeu.