XII

Que devenait Antoinette ? Nous avons vu la jeune fille conduite dans le pavillon isolé au fond d’un jardin de la rue Bellefond, enfermée par Mlle Guépin, esclave docile des volontés de Timoléon ; puis s’effrayant en reconnaissant que la fenêtre était murée, les murs capitonnés, et appelant au secours. Nous avons vu enfin l’horrible Chivotte et le hideux Polyte faire irruption dans la chambre. Antoinette se crut perdue. Cette femme qu’elle avait devant elle avait voulu l’empoisonner à Saint-Lazare. Cet homme avait osé lui parler un langage ignoble. Aussi, à leur vue, Antoinette tomba-t-elle à genoux, murmurant :

– Mon Dieu ! mon Dieu ! ayez pitié de moi.

Les deux infâmes créatures répondirent par un ricanement.

– Hé ! hé ! ma petite, disait la Chivotte, nous allons régler nos comptes de Saint-Lazare.

– Tu ne refuseras plus d’aimer ton Polyte, cette fois ? hurla le misérable avec l’accent d’une joie sauvage.

– Tu feras ce que bon te semblera de mademoiselle, dit alors la Chivotte, mais quand je lui aurai flanqué une tripotée.

Et elle s’avança sur elle les poings fermés.

– Ah ! dit-elle encore, tu es la sainte, toi, tu fais des miracles, tu sors de prison dans une bière et tu ressuscites.

« Et pendant ce temps, mon amour, on s’ameute contre Madeleine la Chivotte, sous prétexte qu’elle ne croit pas à tes miracles, et on manque de l’assommer dans une cour de Saint-Lazare… Je te vas mettre en miettes, cette fois !

Et elle leva les deux mains à la fois sur Antoinette. Antoinette, toujours à genoux, ne chercha point à parer le coup. Elle attendit, victime résignée, qu’il plût à ce monstre femelle de frapper. Mais comme les deux poings de la Chivotte allaient retomber sur la tête de la jeune fille, Polyte prit l’horrible créature à bras-le-corps et la jeta à l’autre bout de la chambre.

– Touche pas à mademoiselle, dit-il, où je te casse les reins. J’aime mademoiselle, et j’en veux faire mon épouse.

La Chivotte tomba, se releva et se rua de nouveau sur Antoinette. Mais Polyte arriva encore à temps pour la défendre. Ce fut alors une lutte sauvage entre ces deux êtres abrutis et dégradés. Le même degré d’infamie rapproche les sexes ; la femme tombée dans le ruisseau, celle qui a passé la moitié de sa vie en prison, devient forte comme un homme, brutale comme lui. La Chivotte était de taille à résister à Polyte. Antoinette faisait des vœux ardents pour la Chivotte. Elle préférait être rouée de coups, sinon assassinée par celle-ci, que tomber au pouvoir de Polyte. La lutte fut opiniâtre, sauvage. Ils poussèrent des cris de bête fauve ; ils épuisèrent le vocabulaire honteux de l’argot des bagnes. Mais la porte était fermée, la fenêtre murée, les murs capitonnés, et il était difficile que leurs hurlements fussent entendus du dehors. Cependant, tout à coup, la porte s’ouvrit avec fracas.

Les bêtes féroces qui cherchent à s’entre-dévorer dans la cage d’une ménagerie ne rentrent pas plus subitement dans l’ordre et l’obéissance en voyant apparaître le dompteur, sa terrible cravache à la main. Un homme venait de s’arrêter sur le seuil, et à la vue de cet homme, honteux et confus tous deux, la Chivotte et Polyte se séparèrent et reculèrent chacun de deux ou trois pas… Antoinette n’avait jamais vu Timoléon ; elle le prit pour un libérateur. Et, se précipitant sur lui les mains tendues et suppliantes :

– Sauvez-moi ! monsieur, au nom du ciel ! lui dit-elle.

Mais Timoléon, au lieu de lui répondre, regarda sévèrement les deux misérables et leur dit :

– Allez-vous m’expliquer, tas de canailles, ce qui vous arrive ?

La Chivotte répondit la première :

– Faut pas m’en vouloir, maître ; mais quand j’ai vu cette chipie qui m’avait fait tant de mal à Saint-Lazare, j’ai perdu la tête et j’ai voulu l’aplatir comme une galette.

Timoléon regarda Polyte.

– Et toi ? dit-il.

– Moi, répondit Polyte, j’ai pas voulu.

– Ah !

– Et puis, je suis tombé amoureux de la demoiselle… et dame !

– Je vous défends, entendez-vous bien ? de faire du mal à cette jeune fille, dit Timoléon. Vous êtes ici pour la garder, pour l’empêcher de s’évader…

Antoinette comprit alors que Timoléon, au lieu d’être un libérateur, n’était qu’un geôlier. Timoléon fit un signe impérieux.

– Sortez ! dit-il, et souvenez-vous que, si vous transgressez mes ordres, je vous renvoie en prison, d’où vous n’êtes sortis qu’à ma prière et parce que j’avais besoin de vous.

Tous deux sortirent la tête basse. Alors Timoléon ferma la porte et s’approcha d’Antoinette.

– Mademoiselle, dit-il, vous ne me connaissez pas ?

– Je vous vois pour la première fois, dit-elle toute tremblante ; mais, qui que vous soyez, monsieur, au nom du ciel ! expliquez-moi ce qui se passe et quel horrible mystère m’enveloppe.

– C’est bien simple, répondit Timoléon. Vous savez assez de votre histoire pour qu’on ne vous cache pas la vérité. C’est moi qui ai fait arrêter Milon.

– Ah ! fit-elle en regardant cet homme avec épouvante.

– Le colonel est mon esclave, sa fille une aventurière, et tout ce qu’ils ont fait était un coup monté d’avance.

– Mais que vous ai-je donc fait, monsieur ? s’écria Antoinette, dont l’indignation domina l’épouvante.

Le regard étincelant qu’elle attacha sur Timoléon mit celui-ci mal à l’aise.

– Vous ne m’avez rien fait à moi, dit-il, mais il y a des gens que vous gênez et qui paieront un bon prix pour votre pension ici.

Et il sortit, laissant Antoinette atterrée. Car Antoinette, après ces paroles, ne pouvait plus avoir de doutes ; elle était retombée au pouvoir de ceux qui l’avaient une première fois fait enfermer à Saint-Lazare. Plusieurs heures s’écoulèrent. En s’en allant, Timoléon avait fermé la porte, et Antoinette avait entendu le bruit des verrous qu’on tirait et de pênes qui couraient dans leurs serrures. Puis plus rien… Antoinette se remit à genoux et pria. La prière donne de l’espoir. Dieu envoie sa confiance à ceux qui l’invoquent. Et Antoinette espéra. Elle espéra qu’Agénor et Rocambole, qui certainement la cherchaient, finiraient par la retrouver et la sauveraient encore. La chambre où elle était n’avait aucune ouverture extérieure ; elle était toujours éclairée par le flambeau que, plusieurs heures auparavant, Mlle Guépin avait placé sur la cheminée. Mais la bougie était aux trois quarts consumée, et Antoinette voyait avec terreur arriver le moment où elle s’éteindrait et la laisserait ainsi plongée dans les ténèbres. Mais comme la bougie atteignait la bobèche, la porte s’ouvrit de nouveau. Antoinette sentit son effroi changer de nature. La porte venait de livrer passage à Polyte et à la Chivotte ; mais ces deux misérables n’étaient plus les mêmes ; ils n’avaient plus ni geste de menace, ni paroles insolentes, ni regards chargés de haine. Ils roulaient, en baissant les yeux, une petite table chargée d’un modeste repas.

– Voilà votre déjeuner, dit la Chivotte.

Et tous deux se retirèrent sans ajouter un mot.

Sept jours s’écoulèrent ainsi. Sept longues et mortelles journées, pendant lesquelles Antoinette passa successivement par toutes les angoisses du désespoir et tous les frissonnements de l’espérance. Timoléon n’avait pas reparu. Tantôt Polyte, tantôt la Chivotte lui apportaient à manger et renouvelaient la bougie de la cheminée. Ni l’un ni l’autre ne lui adressait la parole, et Antoinette se gardait même de lever les yeux sur eux. La Chivotte arrêtait parfois à la dérobée sur elle un œil chargé de haine. Polyte ne pouvait se défendre d’un regard d’ardente convoitise. Mais c’était tout. Antoinette pleurait quelquefois et priait toujours. Mais la douleur avait souvent raison de sa prière, et alors, songeant à son cher Agénor, à Madeleine, à Milon, à tous ceux qu’elle aimait, et que, peut-être, elle ne reverrait plus, sentant la folie la gagner dans cette tombe où elle était ensevelie toute vivante, elle se tordait les mains de désespoir et s’écriait :

– Mon Dieu ! mon Dieu ! vais-je donc mourir ?

Une nuit – elle calculait que ce devait être la nuit, car il était toujours nuit pour elle dans ce sépulcre –, il lui sembla entendre un bruit singulier, étrange… Il lui sembla que derrière ces murs voûtés et sans échos, quelque chose grattait sans relâche, et elle prêta l’oreille, et son cœur se prit à battre violemment, et elle espéra la délivrance…

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