La veille du jour où, pour la première fois, Antoinette prêtait l’oreille à ce bruit singulier et plein d’espérance pour elle, comme tout ce qui est anormal et insolite dans la vie des prisonniers, une scène bizarre se passait au premier étage du pavillon. Ce pavillon, demeure isolée, avait eu des destinées diverses depuis quinze ou vingt ans. D’abord la maison, de laquelle dépendait le jardin au bout duquel il était situé, avait été un hôtel avant d’être une maison à locataires. À cette époque, le pavillon était une sorte d’habitation réservée au jardinier. Puis, l’hôtel devenu maison, un peintre s’en était épris et y avait installé ses pénates. Après le peintre, était venue une famille polonaise, réfugiée en France à la suite des événements politiques de 1832. Cette famille se composait du père, de la mère et d’une jeune fille de dix-neuf ou vingt ans, atteinte d’une maladie épouvantable, en dépit de sa rare beauté. Ce mal, inconnu à la science, consistait en des convulsions affreuses pendant lesquelles la pauvre enfant poussait de véritables hurlements de bête féroce. C’était pour étouffer les clameurs, pour empêcher ces cris déchirants de parvenir au-dehors que la chambre d’en bas avait été capitonnée et qu’on en avait condamné la fenêtre. Les gens de police savent tout, Timoléon avait connaissance depuis longtemps de ce pavillon et de cette pièce qui serviraient merveilleusement ses plans de séquestration. Aussi avait-il loué le pavillon et acheté la discrétion et la fidélité des concierges, gens de pire espèce, qui eussent vendu leur âme pour dix écus. Comme Antoinette s’y était laissé conduire, huit jours auparavant, sans défiance, nul, dans la maison voisine, ne soupçonna la vérité. Or, à cette époque-là même, la rue de Bellefond et ses jardins apparurent, un matin, suspendus à mi-côte, ainsi qu’une ville mauresque ou méridionale. On venait de percer la rue La Fayette et de démolir le commencement de la rue Montholon. La butte, presque alors couverte de vieilles maisons, avait disparu, et la rue de Bellefond semblait être exhaussée dans les airs. Le pavillon dont nous parlons apparaissait d’en bas comme une tour avancée au bord des remparts d’une forteresse, tandis que de l’autre côté, il était au niveau du jardin. Cette description topographique un peu longue était nécessaire pour expliquer les événements qui vont suivre. Or donc, la veille vers onze heures et demie du matin, Timoléon, qui n’avait point quitté son costume d’Anglais, entra dans le pavillon, son cache-nez sur le visage et le collet de son habit relevé. Il monta tout droit au premier étage, et entra dans une pièce où se trouvaient la Chivotte et Polyte. Ainsi qu’il le leur avait dit le premier jour de la captivité d’Antoinette, Timoléon avait obtenu la mise en liberté provisoire de ces deux misérables, bien qu’ils fussent sous l’inculpation de vol. Il avait donné pour raison, au chef de la Sûreté, que si on voulait qu’il livrât Rocambole, il fallait qu’on lui en fournît les moyens. La police est obligée parfois d’avoir de ces tolérances ; mais tout en remettant les individus provisoirement en liberté, elle les surveille et sait bien qu’elle pourra les reprendre quand bon lui semblera. La vérité était que Timoléon avait besoin de Polyte et de la Chivotte, non pour arrêter Rocambole, mais pour garder Antoinette. Quand il entra, tous deux étaient assis mornes et sombres comme des chiens de garde qui rongent leur chaîne inutilement et ne peuvent se ruer sur les passants pour les déchirer.
– Hé ! hé ! mes agneaux, dit Timoléon en entrant, nous commençons à la trouver mauvaise, n’est-ce pas ?
– Certainement, car vous ne tenez pas ce que vous avez promis.
– Ça viendra… ça viendra…
– Est-ce pour ce soir ? demanda la Chivotte avec une joie cruelle, car moi, voyez-vous, si je ne haïssais pas la petite à la mort, je serais restée en prison. Je suis brouillée avec le beau Joseph, et Paris m’insupporte.
– Est-ce pour ce soir ? demanda le beau Polyte, dont les yeux s’enflammèrent d’une terrible convoitise.
– Non, mais pour demain au plus tard, à moins que ça ne soit jamais. Tous deux bondirent à ces derniers mots.
– Écoutez-moi donc, mes enfants, écoutez-moi, reprit Timoléon d’un ton paternel. La situation, que je vais vous expliquer, est simple comme bonjour, Antoinette vaut un million.
– Un million ! exclama Polyte.
– Un million ! répéta la Chivotte d’un air hébété.
– Oui, mes enfants.
– Je savais bien qu’elle valait cher, mais…
– Le bourgeois qui doit donner le million est arrivé ce matin.
– Vous l’avez vu ?
– Oui. Il se fait tirer l’oreille ; il trouve que c’est trop cher, et il demande jusqu’à demain pour réfléchir. Mais il y viendra… Vous verrez… et alors, dame on fera ce que vous voulez, mes agneaux.
Polyte ne dit rien, mais un frémissement de bête fauve parcourut tout son corps. La Chivotte dit :
– Je l’assommerai net en trois coups de sabot. Timoléon ne sourcilla pas. Polyte se leva et dit :
– Bonsoir, patron.
– Où vas-tu ?
– Prendre l’air. J’ai la tête en feu et le sang qui me brûle. Je tuerais pour trente sous en ce moment, moi qui n’ai jamais donné un pauvre coup de couteau !
Et l’homme aux instincts féroces s’en alla. Il traversa le jardin d’un pas inégal. Quand il fut dans la rue, il s’arrêta un moment ; tout tournait autour de lui. Puis il se mit à courir, descendit au faubourg Poissonnière, et fut au boulevard en dix minutes. Mais il ne s’arrêta pas au boulevard, il monta la rue Poissonnière, puis il descendit la rue du Petit-Carreau, puis la rue Montorgueil et tourna brusquement dans celle qui porte aujourd’hui le nom de Marie-Stuart. Dans cette rue, avant qu’il allât en prison, Polyte habitait au sixième étage d’une maison assez mal famée, rendez-vous ordinaire de voleurs et de mauvais sujets, un cabinet garni de six francs par mois. L’habitude peut-être, l’égarement de sa raison à coup sûr le conduisirent rue Marie-Stuart. À la porte de la maison il y avait un établissement de liquoriste. Polyte y entra et se fit servir de l’absinthe. Il en but un carafon. L’ivresse distendit ses nerfs ; et il monta en chancelant ses six étages. Il n’avait pas remarqué, tant il avait la tête perdue, que deux femmes abritées sous l’auvent d’une porte ne l’avaient pas perdu de vue un seul instant. Tandis qu’il sortait de chez le liquoriste et s’engouffrait dans l’allée noire de la maison, l’une de ces femmes disait à l’autre :
– Polyte était en prison ; il devait en avoir au moins pour trois ans. S’il était évadé, il ne reviendrait pas en plein jour dans son ancien quartier.
– C’est juste.
– Donc, on l’a remis en liberté… et si on l’y a mis c’est que Timoléon l’a demandé.
– Ceci est assez vraisemblable.
– Or, c’est, à n’en pas douter, Timoléon qui a enlevé Mlle Antoinette.
– Sans doute.
– Alors Polyte sait où elle est.
– Tu es une fille intelligente, dit l’autre femme.
– Et si Polyte le sait, nous le saurons, ajouta la première.
– Eh bien ! montons…
Les deux femmes s’engouffrèrent à leur tour dans l’allée noire. Elles entendaient le pas lourd et inégal de Polyte, stupéfié par l’absinthe. L’ivrogne montait et grommelait entre ses dents :
– J’aime Antoinette… et je ne me paie pas des belles promesses du patron… il me la faut !
– L’infâme ! murmura l’une des deux femmes.
Et elles montèrent sans bruit. Polyte arriva enfin à la porte de la mansarde. La porte en était fermée et on lui en avait sans doute pris la clé en prison. Puis on avait oublié de la lui rendre quand il était sorti. Mais il était homme de ressource. Il tira son couteau de sa poche et essaya de faire sauter la serrure. La serrure résista, il fit une fausse pesée et le couteau se cassa. Polyte le lança avec colère dans l’escalier. Puis, d’un coup d’épaule, il jeta la porte par terre et entra. Mais en ce moment, les deux femmes arrivaient sur le palier et entrèrent avec lui. Polyte recula d’un pas en reconnaissant la belle Marton. Quant à l’autre, il la voyait pour la première fois ; mais il comprit que ce n’était pas la pareille de Marton, car celle-ci lui dit :
– Madame, il ne faut pas qu’une femme comme vous touche à ce misérable. Je m’en chargerai bien toute seule.
– Si tu n’es pas la plus forte, je te viendrai en aide, répondit Vanda, car c’était elle.
Et Vanda se plaça sur le seuil pour couper toute retraite à Polyte. Polyte avait eu tort de casser son couteau et d’en jeter les deux tronçons.