Polyte était ivre ; mais il se dégrisa un moment à la vue de ces deux femmes qui arrivaient ainsi chez lui à l’improviste et dont l’attitude n’avait rien de fort rassurant.
– Qu’est-ce que tu veux, toi ? fit-il en regardant la belle Marton.
– Je veux te parler, répondit-elle.
Vanda, silencieuse, se tenait toujours sur le seuil. La maison dans laquelle Polyte se trouvait, comme plusieurs de ce quartier, n’avait pas de concierge. On y pénétrait comme on voulait, dans le jour par la porte ouverte, le soir en poussant un petit loquet connu de tous les locataires. Comme elle était fort mal habitée, les voisins ne se préoccupaient jamais de ce qui se passait chez le voisin. On y eût assassiné en plein jour que les cris de la victime n’eussent ému personne. Marton savait tout cela. Elle regarda de nouveau Polyte et lui dit :
– Madame et moi nous voulons jaser un brin avec toi.
– Je ne connais pas madame.
– Ça ne fait rien, nous ferons connaissance.
– Ah ! ah ! fit-il avec un gros rire. Marton poursuivit :
– Tu as donc cassé ton couteau ?
– Après cette chienne de porte que je ne pouvais pas ouvrir…
Et Polyte, qui d’abord avait eu peur, se rassura quelque peu en voyant que Marton parlait avec calme.
– Tu as cassé ton couteau et tu as bu un quart de litre d’absinthe, continua Marton.
– Eh bien ! qu’est-ce que ça te fait ? Es-tu ma femme ? et te dois-je compte de mes actions ?
– C’est dans ton intérêt que je te dis ça.
– Ah ! voyez-vous ? ricana Polyte.
– Oui, reprit Marton qui fit un pas vers Polyte, c’est bon pour se défendre, un couteau.
– Quelquefois, murmura-t-il avec un rire stupide.
– Et l’absinthe vous éteint un homme si bien qu’il n’a plus la force de se tenir sur ses jambes.
– Tu crois ça ?
– J’en suis certaine.
– Ah çà ! mais dis donc, pourquoi me dis-tu tout cela, toi ? demanda Polyte.
Et comme la belle Marton avait fait un pas en avant, il fit un pas en arrière. Elle avança encore, et, comme la mansarde était étroite, il se trouva tout à coup adossé au mur.
– Mais qu’est-ce que tu veux donc, toi ? répéta-t-il d’une voix brutale.
– Je veux jaser d’abord.
– De quoi ?
– Je veux savoir pourquoi tu n’es plus en prison.
– J’ai filé, dit Polyte.
– Tu mens !
Il la regarda d’un air hébété.
– Comment que tu sais ça ? fit-il.
– C’est Timoléon qui t’a fait sortir.
Polyte ne nia pas.
– C’est une preuve, dit-il, qu’il est bien avec la rousse.
La belle Marton lui posa une main sur l’épaule :
– Comment va Mlle Antoinette ? dit-elle.
À ce nom, Polyte tressaillit et pâlit ; puis ses yeux s’injectèrent et son visage se contracta affreusement.
– Qu’est-ce que ça te fait ? dit-il.
– Je veux savoir.
– Elle va bien, et je l’aime ! murmura-t-il avec un accent féroce.
Mais il n’eut pas le temps d’en dire davantage. Rapide et foudroyante comme l’éclair, la belle Marton s’était jetée sur lui, l’avait renversé et foulé aux pieds… Ce fut l’histoire de dix secondes. Marton lui appuya un genou sur la poitrine et lui maintint les deux bras étendus sur le carreau.
– Oui, répéta-t-elle, tu as eu tort encore de boire, car, tu le vois, une femme vient à bout de toi.
Polyte essaya de se débattre, mais le genou de la belle Marton pesait sur lui, lourd comme une enclume. Il cria au secours.
– Tu peux crier, dit la belle Marton, on ne se dérangera pas pour si peu.
– Mais que veux-tu de moi, canaille ? hurlait Polyte.
– Je veux jaser…, répéta la belle Marton.
En même temps elle jeta un éloquent regard sur Vanda. Vanda, toujours immobile, toujours calme, comprit ce regard. Elle ouvrit le gros châle anglais qui dissimulait sa taille svelte et tira de son corsage le mignon stylet à manche de nacre avec lequel elle avait, en Russie, frappé M. de Morlux. Puis elle fit un pas en avant, et le poignard passa de sa main dans la main de la belle Marton. Polyte vit briller la lame, et, de pâle qu’il était, il devint livide. Puis, comme il était lâche, il cessa de se débattre sous la pression victorieuse de Marton.
– Maintenant, lui dit celle-ci, tu me connais, tu sais que je tiens toujours ce que je promets. Si tu ne me dis pas où est Mlle Antoinette…
Ce nom fit rugir Polyte.
– Je l’aime ! répéta-t-il.
– Soit ; mais dis-moi où elle est ?…
Et le poignard levé s’abaissa.
– Non… non… je ne veux pas…, fit-il d’une voix étranglée… La pointe du stylet toucha sa gorge. Polyte jeta un cri.
– Ne flânons pas ! reprit la belle Marton. Parle vite ou j’enfonce.
Et la pointe du stylet se rougit d’une goutte de sang. L’épouvante de la mort fut plus forte chez Polyte que la sauvage passion qui l’agitait tout à l’heure.
– Grâce ! dit-il… Je veux bien…
– Parleras-tu ?
– Oui.
Le poignard s’éloigna de sa gorge.
– Où est-elle ? demanda Marton.
– Aux mains de Timoléon.
– Je le sais… mais où ?
– Rue de Bellefond.
– Quel numéro ?
– Vingt et un, répondit Polyte.
Marton et Vanda respirèrent ; cependant Vanda ne reprit point son poignard, et le genou de Marton continua à peser sur la poitrine de Polyte.
– Ça ne nous suffit pas, dit Marton.
Polyte suivait toujours le poignard d’un regard effaré.
– Est-ce Timoléon qui la garde ? demanda encore Marton.
– Oui, avec Madeleine…
– La Chivotte ? exclama Marton avec un accent de haine. Je m’en doutais…
– Laisse-moi, maintenant que tu sais la chose, dit Polyte, que le genou de Marton étouffait.
– Oh ! pas encore…, répondit-elle. Tu vas nous dire ce qui est arrivé.
– Je ne sais pas, moi, dit-il naïvement. Timoléon nous a fait venir la Chivotte et moi, et il nous a confié la petite.
– Et la Chivotte l’a maltraitée…
– Oh ! non… j’étais là…
En ce moment, Vanda intervint. Elle jeta son châle sur le grabat de Polyte, et déroula une écharpe de soie qu’elle avait autour de la taille. Cette écharpe était longue de plus de deux mètres.
– Il faut nous assurer de cet homme, dit-elle.
Et tandis que Marton, le poignard toujours levé, continuait à le tenir immobile sous son genou, Vanda, avec une dextérité de jongleur indien, lui lia les mains et les pieds avec son écharpe, dont la solidité était à toute épreuve. Puis elle le bâillonna avec son mouchoir. Polyte n’avait pas osé se débattre ; il connaissait Marton et savait bien qu’elle était femme à le tuer s’il résistait.
– À présent, dit Vanda, tu vas rester ici avec lui.
– Moi, madame ? dit Marton.
– Oui, je serai de retour dans une heure ; je vais voir si cet homme ne nous a pas trompées.
Et Vanda laissa Marton debout auprès de Polyte étendu sur le sol. Marton n’avait pas rendu le poignard.
Vingt minutes après, une femme habillée en grisette, portant un petit bonnet à rubans, et ayant au bras un grand panier de blanchisseuse plein de linge, montait la rue de Bellefond, le nez au vent, comme une fillette qui cherche aventure. Comme elle arrivait près du numéro 21, elle vit un homme en sortir. Cet homme ne fit pas attention à elle, mais elle le reconnut. C’était Timoléon. Timoléon s’en allait d’un pas raide et empesé qu’il s’était donné en se faisant une tournure d’Anglais. La fausse blanchisseuse ralentit le pas, puis entra dans la maison voisine et attendit, au milieu de l’allée, que Timoléon eût tourné le coin de la rue Rochechouart. Alors elle revint vers le numéro 21 sur la porte duquel il y avait plusieurs écriteaux de location. Un entre autres portait ces mots :
Cabinet à louer.
Son panier au bras, la fausse blanchisseuse entra chez la concierge et demanda d’un ton dégagé :
– Combien le cabinet ?
– Quatre-vingts francs, ma petite.
– C’est trop cher, bonsoir !…
Mais de la loge du concierge, la fausse blanchisseuse avait eu le temps de voir la cour, le jardin et d’entrevoir, au fond, le pavillon. Et en s’en allant, elle s’était dit :
– Ce doit être là-bas…
Vanda était sur les traces d’Antoinette désormais, et Vanda allait vite en besogne.