XIX

Le municipal avait eu raison. Le rôle de l’instruction n’était pas chargé ce jour-là, ou plutôt, il n’y avait que Rocambole à interroger. Si Timoléon avait dit vrai, si le major n’était autre que cet audacieux bandit appelé Rocambole, qui s’était évadé de Toulon avec un sang-froid et une habileté extraordinaires, un tel inculpé méritait bien de n’être pas interrogé à la hâte. Rocambole fut donc conduit sur-le-champ dans le cabinet du juge d’instruction. Il se trouva alors en présence d’un homme jeune encore, bien qu’un peu chauve, au regard clair, au front intelligent, sévère d’aspect sans dureté, et qui lui dit avec une courtoisie parfaite :

– Je vais vous interroger, monsieur.

Rocambole s’inclina. Il avait aperçu sur le bureau du juge d’instruction une liasse de papiers. Ces papiers étaient les siens. C’étaient pour la plupart des lettres venant de Russie, à l’adresse du major Avatar. Il y avait, en outre, les états de service de l’officier russe et un brevet de major signé Nicolas.

– Monsieur, lui dit le juge d’instruction, d’après les papiers saisis chez vous, d’après les documents recueillis, d’après le témoignage d’un homme des plus honorables, le marquis de B…, qui vous a présenté dans le monde parisien, vous êtes bien réellement le major Avatar.

Rocambole ne sourcilla pas. Aucun muscle de son visage ne tressaillit, aucun geste de joie ne lui échappa. Rocambole connaissait les juges d’instruction de longue main, et il savait fort bien qu’ils commencent par tendre un piège à l’homme qu’ils interrogent.

– Monsieur le juge d’instruction, répondit-il, rien n’est moins facile à prouver que la vérité ; et si vous étiez bien convaincu de mon identité, vous eussiez rendu déjà une ordonnance de non-lieu.

– En effet, dit le juge, si tout paraît démontrer que vous êtes le major Avatar, il s’élève pourtant une charge contre vous.

– Laquelle ?

– On vous accuse d’être le nommé Joseph Fipart, dit Rocambole.

– Est-ce tout ?

Et Rocambole ne se départit point de son calme. Le juge compulsa un dossier.

– Si cela était, vous auriez été condamné aux travaux forcés à perpétuité par les tribunaux espagnols, et jeté au bagne de Cadix, d’où vous vous seriez évadé.

– Après ? dit Rocambole avec calme.

– Revenu en France, vous auriez été condamné à vingt ans de travaux forcés…

– Par quelle cour ? demanda le faux major.

– Par la cour d’assises des Bouches-du-Rhône.

– Monsieur, dit Rocambole, je m’étais promis d’abord de ne pas répondre ; mais j’ai réfléchi, et je m’expliquerai.

– Je vous écoute, dit le juge.

– Si j’ai été réellement condamné, si, comme vous paraissez le croire, je suis un forçat évadé, rien n’est plus facile que de me confronter avec les personnes qui forcément doivent m’avoir connu.

Le juge ne répondit pas, mais il sonna et un huissier entra. Le juge lui fit un signe. Rocambole baissait la tête. Une porte s’ouvrit dans le fond du cabinet ; Rocambole ne leva pas les yeux. Cependant un homme était entré. Cet homme avait les menottes. C’était Milon. Le juge regarda ce dernier. Évidemment, si les rapports de Timoléon étaient vrais, Milon, à qui on avait tenu secrète l’arrestation de Rocambole, Milon, qu’une étroite amitié unissait à celui-ci, ne pourrait se défendre d’une certaine émotion. Mais Milon ne sourcilla pas. Il regarda le major Avatar avec une curiosité naïve.

– Monsieur le major Avatar ? dit le juge.

Rocambole leva la tête et aperçut Milon. Il eut le même regard indifférent.

– Connaissez-vous cet homme ? demanda le juge.

– Non, dit Rocambole.

Le juge s’adressa à Milon.

– Et vous ? dit-il.

Milon, la brute bienfaisante, Milon l’honnête homme idiot, fut sublime alors :

– Pardonnez-moi, monsieur, dit-il, mais je n’ai pas de mémoire. J’ai tort de vous dire que je ne connais pas monsieur.

– Ah ! fit le juge qui laissa de plus belle peser son regard investigateur sur Rocambole, où l’avez-vous vu ?

– Au bagne de Toulon.

Le major Avatar n’eut pas même un tressaillement.

– C’était à la fin de la guerre de Crimée. On avait fait la paix. Un jour, des officiers russes vinrent visiter le Mourillon… j’y étais… et je me souviens très bien y avoir vu monsieur…

Rocambole, impassible, répondit :

– C’est fort possible. J’ai visité le bagne à cette époque.

– Retirez-vous, dit le juge à Milon.

Et il sonna de nouveau. L’huissier vint chercher Milon. Celui-ci sortit sans regarder Rocambole. Le juge eut beau faire, il lui fut impossible de surprendre entre ces deux hommes le moindre signe d’intelligence.

– Monsieur, dit-il à Rocambole, je vous avoue que ma conviction est ébranlée.

Rocambole eut un sourire.

– Je le regrette, monsieur, dit-il.

Ces mots arrachèrent au magistrat un geste de surprise.

– Monsieur, reprit Rocambole, on ne meurt pas au bagne ; je vois même qu’on s’en évade, témoin cet homme avec qui vous venez de me confronter. Si la justice française pouvait être convaincue que le major Avatar n’est qu’un misérable forçat du nom de Rocambole, elle rendrait un grand service au major Avatar.

– Je ne comprends pas, dit le juge.

Rocambole continua :

– Pour qu’un homme de ma qualité ait été arrêté comme un forçat évadé, il faut bien que ses ennemis soient puissants.

– Monsieur, dit sévèrement le magistrat, la justice n’est l’ennemie de personne.

– Veuillez me pardonner, reprit Rocambole. Je me suis mal exprimé. Je vais traduire plus nettement ma pensée. Je suis une victime de la politique absolutiste de la Russie. Ce que la Russie veut, ce n’est pas m’envoyer au bagne sous le nom de Rocambole : ce qu’elle veut, c’est que je me réclame de l’ambassade moscovite.

– Dans quel but ? demanda le juge.

– L’ambassade me fera alors ses conditions.

– Comment ?

– Elle me couvrira de sa protection, garantira mon identité, et, en échange, elle me donnera une mission à Pétersbourg.

– Après ? fit le juge.

– À Pétersbourg, je serai arrêté et envoyé en Sibérie. On peut revenir de Toulon et de Cayenne, on ne revient jamais de Sibérie.

Rocambole avait dit tout cela avec un calme parfait. Le juge d’instruction fronçait imperceptiblement les sourcils. Jamais il n’avait eu affaire à si forte partie.

– Monsieur, lui dit-il, j’avais compté pour reconnaître Rocambole sur son ancien compagnon de chaîne : l’épreuve a été presque décisive en faveur du major Avatar. Cependant, avant de rendre une ordonnance de non-lieu et la levée d’écrou, il faut que j’interroge votre femme. Entrez-là.

Il appela l’huissier, et celui-ci fit passer Rocambole dans une petite pièce sans autre issue que le cabinet même de l’instruction. Rocambole se dit :

– C’est un piège qu’on me tend. Vanda n’est pas arrêtée, puisque je viens de la rencontrer.

Et il se laissa enfermer de bonne grâce. Le juge sonna de nouveau et dit :

– Qu’on amène l’homme qui a été arrêté cette nuit à la Villette.

Cet homme fut introduit.

Il marchait comme un homme ivre, il était pâle comme un condamné qui va à l’échafaud. Deux grosses larmes roulaient sur ses joues. C’était Jean le Boucher. Un agent de Timoléon l’avait grisé la veille au soir, dans un cabaret de la Villette, puis il l’avait fait arrêter. Jean n’avait pas nié son identité. Le vin a ses franchises fatales.

– Vous vous nommez Jean ? dit le juge.

– Oui monsieur.

– Vous vous êtes évadé du bagne ?

– Oui monsieur.

– Vous y remplissiez les fonctions de bourreau ?

Jean se jeta à genoux.

– Monsieur, dit-il, par pitié… au nom du bon Dieu… faites-moi condamner à mort si vous voulez… mais ne me forcez pas à reprendre mes anciennes fonctions…

Jean eut un accès de désespoir et se tordit les mains en restant à genoux. Le juge fit un signe. Alors l’huissier ouvrit la porte de la petite chambre où Rocambole était comme en cellule, et l’en fit sortir. Jean aperçut Rocambole et jeta un cri.

– Le maître ! dit-il.

Puis il se traîna vers lui, ajoutant d’une voix entrecoupée de sanglots :

– N’est-ce pas maître ? vous qui pouvez tout, que vous me sauverez une fois encore ?

– Imbécile ! répondit Rocambole, tu viens de nous livrer !… Et il dit en souriant au juge :

– Monsieur, je ne nie plus, je suis bien réellement Rocambole !

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