Pendant que Vanda délivrait Antoinette, que devenait Rocambole ? Rocambole était au secret. Conduit à la Conciergerie d’abord, il n’y était demeuré que deux heures. On l’avait, le jour même, transféré à Mazas. Cela tenait à ce que, ainsi que le lui avait annoncé le chef du greffe, il ne serait interrogé que le surlendemain, c’est-à-dire le mardi. Rocambole avait donc passé quarante-huit heures dans une cellule de Mazas. Le système cellulaire est peut-être le plus terrible de tous les systèmes pénitenciers. Toujours seul, le prisonnier a bientôt perdu sa force morale et son énergie physique. Lorsqu’il arrive à l’instruction, il est à moitié vaincu par avance. Mais Rocambole était de trempe à supporter les plus grandes épreuves. L’homme qui était demeuré dix ans au bagne sans laisser échapper son secret, sans vouloir s’évader, alors que son évasion était facile et habilement préparée par ceux qui, comme Noël, lui étaient dévoués jusqu’à la mort, un tel homme, disons-nous, pouvait-il se laisser abattre par quarante-huit heures de secret ? Pourtant, celui qui eût pénétré à l’improviste dans sa cellule, eût été frappé de sa pâleur et de son abattement. La nuit du dimanche au lundi avait été mauvaise ; Rocambole n’avait pas dormi. Un de ces orages qui annoncent le retour du printemps, et qui éclatent avec une violence inouïe, avait inondé Paris, de minuit à six heures du matin. Les éclairs multipliés, le bruit du tonnerre, étaient parvenus jusqu’au prisonnier. Il avait eu mal aux nerfs ; il avait même pleuré… Cependant Rocambole ne craignait ni le bagne ni l’échafaud. Que lui importait une dernière expiation, à lui que le repentir avait touché ? Pourquoi donc pleurait-il ? pourquoi s’était-il agenouillé pendant ce terrible orage, demandant à Dieu d’apaiser l’orage bien autrement violent qui grondait au fond de son cœur ? Et à la fin de sa prière, Rocambole avait murmuré :
– Mon Dieu ! je ne me suis soustrait au long châtiment que les hommes m’infligeaient que parce que j’entrevoyais la possibilité de réparer en partie mes crimes par un peu de bien. Faites-moi la grâce de mener mon œuvre à bout, de sauver les deux orphelines, de voir une dernière fois la femme que j’aimais comme une sœur, et je retournerai au bagne et j’y attendrai l’heure de votre justice suprême. Mais d’ici là, permettez-moi de mentir une dernière fois à la justice humaine et de lui échapper, si faire se peut, car les deux jeunes filles ont encore besoin de moi.
À huit heures du matin, Rocambole n’avait pas encore fermé l’œil, lorsqu’on lui apporta la ration des prisonniers. L’administration pénitentiaire française a cela d’admirable qu’elle sait concilier les devoirs les plus rigoureux avec une certaine tolérance et de certains égards pour quiconque n’est encore que prévenu. Le directeur de Mazas, frappé de la bonne mine et des hautes façons de Rocambole, persistant à se dire victime d’une erreur et à prétendre qu’il était bien le major russe Avatar, avait donné des ordres pour qu’il fût traité fort convenablement. Il avait fait venir sa nourriture de la pistole, on avait mis quelques livres à sa disposition. Parmi ces livres il en était un, une histoire de Louis le Grand, publiée en Hollande en 1723, et qui portait l’estampille de la bibliothèque de l’Arsenal. Comment ce volume était-il entré à Mazas ? D’une façon bien simple et que nous allons dire.
Mazas a souvent été habité par des journalistes et des gens de lettres. La politique et les délits de presse ont souvent envoyé de tels hôtes à la prison cellulaire. L’un d’eux, M. X…, condamné à quatre mois d’emprisonnement, fut arrêté au moment où il travaillait à un ouvrage d’histoire important. Il demanda et obtint la permission de faire prendre aux diverses bibliothèques les ouvrages dont il avait besoin pour ses travaux. Récemment libéré, M. X…, en partant, avait renvoyé les livres au directeur. Le directeur n’avait pas encore restitué les volumes en question au bibliothécaire de l’Arsenal, et c’était ainsi que le premier volume de l’Histoire de Louis XIV avait été prêté à Rocambole. On lui avait également permis d’écrire. Rocambole avait passé sa journée du dimanche à écrire des lettres en langue russe et à feuilleter l’Histoire de Louis XIV. Ces lettres adressées à des personnages de Saint-Pétersbourg et de Moscou n’avaient d’autre but que de laisser croire que dans ces deux villes tout le monde connaissait le major Avatar ; tout en lisant il avait tracé en marge d’une page quelques mots d’une écriture menue et serrée, qu’on n’aurait pu lire couramment qu’à la loupe. Puis il avait détrempé dans de l’eau un peu de mie de pain et en avait fait de la colle. Avec cette colle, il avait réuni les deux feuillets. Qu’est-ce que Rocambole avait écrit ? Une seule personne aurait pu le lire. Cette personne c’était Vanda. Mais comment ce livre parviendrait-il jamais à Vanda ?
Voilà ce que se fût vainement demandé tout autre que Rocambole… Mais Rocambole s’était dit :
– Depuis que je suis arrêté, Vanda doit certainement avoir placé en sentinelle quelque part dans les couloirs du Palais de justice, soit Noël, soit la belle Marton.
« Entre la voiture cellulaire et le cabinet du juge d’instruction, il y a un bout de chemin à faire à pied en passant au milieu de la foule qui encombre le palais. Il y a donc gros à parier que je verrai quelqu’un des trois, le reste est facile.
En effet, le dimanche soir quand on lui avait apporté son souper, le major Avatar avait rendu les livres en disant :
– Monsieur le directeur serait vraiment bien bon de me procurer le second.
Le guichetier emporta le volume et revint peu après.
– Monsieur le directeur, répondit-il, vous prie d’attendre à demain, le second volume est à la bibliothèque. On rendra le premier volume et on fera demander le second.
Rocambole fit un signe de tête approbateur. C’était tout ce qu’il voulait. Ce qui ne l’avait pas empêché de passer une mauvaise nuit et de pleurer, lui, l’homme fort par excellence. Rocambole avait au fond du cœur une blessure inguérissable, une plaie mystérieuse que le grand air de la liberté serait impuissante à cicatriser. À huit heures, donc le lundi, le guichetier vint lui annoncer qu’on allait le conduire à l’instruction. Rocambole s’habilla. Il fit sa toilette avec un soin minutieux, une toilette du matin, la toilette d’un gentleman qui sort de bonne heure. Sur sa demande, on était allé à son petit hôtel, et on lui avait rapporté des vêtements. Par la même occasion, on avait saisi tous ses papiers. Rocambole monta dans la voiture cellulaire avec un garde municipal. Ce dernier n’était pas habitué à voir des prisonniers ayant aussi grand air que Rocambole. Il ne put se défendre de certaines marques de respect à son endroit. D’ailleurs, Rocambole avait su se donner une tournure véritablement militaire, et il persistait à se dire le major Avatar. Le trajet de Mazas au Palais de justice est assez long. Il n’est pas défendu aux prisonniers de causer avec les municipaux. Ceux-ci ne détestent pas un bout de conversation. Rocambole parla de la Crimée. Le municipal avait fait le siège de Sébastopol. Le faux major Avatar donna sur Sébastopol des détails d’une rigoureuse exactitude. Le municipal en fut frappé. Le major lui dit :
– Le gouvernement russe me persécute parce que j’ai des opinions libérales.
Le municipal lâcha quelques phrases sympathiques à la malheureuse Pologne. Ce municipal, dont la moustache était grisonnante, prenait du tabac. À chaque instant il ouvrait une tabatière en écorce avec un cordon de peau au couvercle. Rocambole lui demanda une prise. Le municipal fut flatté et offrit sa tabatière avec empressement. Quand on arriva dans la cour de la Sainte-Chapelle, le municipal aurait juré qu’il avait vu Rocambole sous les murs de Sébastopol.
– Vous n’attendrez pas longtemps aujourd’hui, dit-il en aidant Rocambole à descendre.
– On attend donc quelquefois ? demanda ce dernier avec une naïveté parfaite.
– Il y a des jours… Tenez, avant-hier, nous sommes restés, un petit jeune homme et moi, dans l’antichambre du juge d’instruction, plus de deux heures.
– Est-ce vous qui êtes de service tous les jours ?
– Non, mon commandant, dit le municipal ; un jour non, l’autre seulement.
– Ce qui fait que si je reviens après-demain, ce sera avec vous ?
– Oui, mon commandant.
Le municipal y tenait. Plus que jamais, il prenait Rocambole pour un véritable officier russe. Ce qui ne l’empêcha pas de lui mettre la ficelle. Comme ils traversaient la cour de la Sainte-Chapelle et se dirigeaient vers l’escalier du parquet, un petit jeune homme blond, mince, vêtu d’une blouse bleue et coiffé d’une casquette à visière de cuir, descendait le même escalier. Rocambole tressaillit et reconnut Vanda. Vanda fit un faux pas et roula trois ou quatre marches, de façon à venir se heurter à Rocambole.
– Imbécile ! murmura le faux major.
– Regarde donc où tu marches, morveux, dit le municipal.
Rocambole ajouta en russe :
– Histoire de Louis XIV, premier volume, bibliothèque de l’Arsenal.
Puis il continua son chemin et dit en riant :
– La langue maternelle vous revient toujours quand on est en colère.
Vanda avait disparu.