Les derniers mots de Rocambole avaient amené sur les lèvres du juge d’instruction un sourire de satisfaction. Jean le Boucher, ivre encore une minute auparavant, était tombé à genoux, complètement dégrisé. Il venait de trahir l’homme à qui il devait la liberté.
Aussi son désespoir fut immense. Mais le juge n’était pas d’humeur à entendre les lamentations. Il donna l’ordre qu’on l’emmenât. Puis, quand il fut seul avec Rocambole, il lui dit :
– Voulez-vous signer l’aveu que vous venez de me faire ? Un sourire vint aux lèvres de Rocambole.
– Monsieur, répondit-il, vous pensez bien, n’est-ce pas, que le témoignage de ce pauvre diable, tout en m’accablant, ne m’aurait cependant fait perdre la tête à ce point, si je n’avais de puissants motifs pour ne pas cacher plus longtemps mon identité.
– Quels sont ces motifs ? demanda froidement le juge.
– Monsieur, reprit Rocambole, je fais partie d’une vaste association. Tous ceux qui la composent m’obéissent. Je puis tenir la police en échec. Si je ne le fais pas, c’est que je veux vendre fort cher ma non-intervention.
– Je ne vous comprends pas, dit le juge d’un ton sec.
Rocambole continua, souriant toujours.
– À première vue, que suis-je à vos yeux ?
« Un criminel de la pire espèce, un forçat évadé que vous allez faire réintégrer au bagne, à moins qu’il n’ait commis de nouveaux crimes et qu’il ne soit nécessaire de le renvoyer devant une cour d’assises.
– Après ? dit le juge.
– En y regardant de plus près, poursuivit Rocambole, je suis autre chose que tout cela.
– Je vous écoute.
– Je suis un homme que le repentir a touché, qui voulait mourir au bagne et qui n’en est sorti que pour expier ses crimes.
– Singulière expiation ! fit le juge.
Rocambole leva sur lui ce regard qui possédait un don de fascination inouïe.
– Que voulez-vous, monsieur, dit-il, j’ai mis dans ma tête que vous m’écouteriez jusqu’au bout.
– Parlez, fit le juge.
– Cela se faisait autrefois, reprit Rocambole ; cela ne se fait plus aujourd’hui. M. de Sartine, lieutenant de police sous Louis XV, faisait venir un grand criminel et lui disait : Veux-tu servir la police ?
– Vous avez raison, interrompit dédaigneusement le juge d’instruction, cela ne se fait pas aujourd’hui. La police ne se compose que d’honnêtes gens.
– Attendez, monsieur, attendez…, poursuivit Rocambole. Si je venais vous dire : À l’exemple de Vidocq, immortalisé par Balzac sous le nom de Vautrin, je viens vous demander le poste de chef de la Sûreté, vous me ririez au nez, et vous auriez raison. Le chef de la Sûreté est, de nos jours, un magistrat respecté et dont une vie de probité rigoureuse a anobli les fonctions : mais ce n’est pas ce que je veux.
– Que voulez-vous donc ? demanda le juge d’instruction qui, depuis un moment, en regardant cet homme élégant et calme, se posait la question de savoir si c’était bien réellement Rocambole.
– Ce que je veux, le voici, répondit-il. Il y a à Paris deux jeunes filles persécutées dont on a assassiné la mère et volé la fortune. Je veux leur rendre la fortune volée et venger leur mère. Après, je rentrerai au bagne.
Le juge sourit.
– Monsieur, dit-il, vous pouvez me faire des révélations. La justice est assez puissante pour punir de grands coupables, rendre une fortune volée et prendre deux orphelins sous sa protection.
– Elle ne le pourrait pas dans cette circonstance, répliqua simplement Rocambole.
– Pourquoi ?
– Parce que l’une des deux jeunes filles aime le neveu de l’assassin. En faisant justice complète, elle ruinerait toutes les espérances de la jeune fille.
– Monsieur, dit le juge, personne en France n’a le droit de se substituer à l’action souveraine des pouvoirs établis.
Et il sonna. Le garde municipal entra.
– Emmenez cet homme, dit le juge.
– Un mot encore, monsieur ? demanda Rocambole.
– Voyons.
– Si je vous demandais huit jours de liberté, m’engageant à rentrer ensuite en prison et à subir mon sort de condamné, me refuseriez-vous ?
– Oui.
– Vous trouverez tout naturel alors que je refuse de signer mes déclarations ?
– Comme vous voudrez, répondit le magistrat.
Rocambole s’en alla.
– Maintenant, murmura-t-il, en regagnant, sous la conduite du garde municipal, la voiture cellulaire, j’ai mis ma conscience en repos. On a besoin de moi, je n’ai pas le temps de pourrir à Mazas, et encore moins de retourner au bagne… Tant pis ! je m’évaderai !
Le garde municipal persistait à appeler Rocambole « mon commandant ».
– Eh bien ! dit-il, est-ce fini ?
– Pas encore, répondit Rocambole.
– On ne veut donc pas vous lâcher ?
– On me lâchera mercredi, pour sûr.
– Ah ! fit le garde municipal, nous ferons encore un bout de chemin ensemble.
– Est-ce que vous serez de service ?
– Oui.
– Alors, tant mieux !
Et Rocambole prit un air dégagé et insouciant, ajoutant comme se parlant à lui-même :
– La Russie ne me pardonne pas mes idées libérales.
Le municipal opina d’un signe de tête et sortit sa tabatière.
– Donnez-moi une prise de tabac, lui dit Rocambole.
Le municipal tendit sa boîte et dit, pendant que Rocambole y plongeait les doigts :
– Ça n’a pas été long aujourd’hui ; mais mercredi ce sera une autre affaire.
– Pourquoi ?
– Le mercredi est un jour où l’instruction a un rôle très chargé.
– On attendra si besoin est, dit Rocambole.
La voiture cellulaire roulait pendant ce temps-là vers Mazas, et bientôt Rocambole fut réintégré dans sa cellule. Peu après, le guichetier arriva. Il apportait au prisonnier le second volume de l’histoire de Louis XIV.
– Ma foi ! monsieur, lui dit-il, il faut que vous ayez plu au directeur.
– Pourquoi donc ?
– Je vas vous dire. Tandis que vous alliez à l’instruction, il m’a envoyé rapporter à la bibliothèque le livre que vous aviez lu. J’ai demandé le second volume, comme il m’avait recommandé.
– Eh bien ?
– On m’a dit, il est en lecture, vous l’aurez demain. Et on m’a montré un jeune homme blond qui le lisait.
À ces mots Rocambole tressaillit. Le guichetier continua :
– Je suis venu rendre réponse au directeur. Il m’a dit :
« – Il faut y retourner et attendre que ce livre soit disponible. Le major Avatar est un homme pour lequel je veux avoir des égards.
– Et vous y êtes retourné ? demanda Rocambole.
– Certainement. Le petit blond avait fini. On lui avait même donné le premier volume.
Rocambole se prit à sourire :
– Vous remercierez pour moi le directeur, dit-il.
Et il s’empara du volume. Quand le guichetier fut parti, Rocambole s’empressa d’ouvrir le volume. Le volume avait deux pages collées. Il les humecta avec ses lèvres, souffla dessus et les pages se séparèrent. En marge, on avait écrit au crayon dans une langue inconnue de tous, excepté peut-être de Vanda et de Rocambole. C’était la réponse à ce que Rocambole avait écrit. Il avait dit, lui :
« Retrouver Antoinette à tout prix. Aller à l’Arsenal demander le premier volume des Méditations de Lamartine et me tenir au courant. Je ferai demander ce volume. »
Vanda avait répondu – car Vanda n’était autre que le petit blond dont avait parlé le guichetier :
« Le hasard est pour nous. Je garde le second volume pour répondre. Peut-être va-t-on venir le chercher, Méditations inutiles. Antoinette sauvée. La Chivotte morte. Timoléon en fuite. Agénor parti chez son père, pas encore revenu. »
Rocambole, après avoir lu, se dit en respirant à son aise :
– J’ai le temps de préparer mon évasion.
Puis, le soir, il demanda à écrire au juge d’instruction, et voici ce qu’il écrivit :
« Monsieur,
« Je renonce à me substituer à l’action de la justice, et je consens à retourner au bagne ; mais vous ne refuserez pas d’entendre les révélations importantes que j’ai à vous faire.
« ROCAMBOLE. »
En écrivant cette lettre à huit heures du soir, Rocambole avait fait cette réflexion qu’elle arriverait trop tard au parquet pour qu’on le fît revenir à l’instruction avant le surlendemain.
Or, c’était le surlendemain qu’il avait choisi pour le jour de son évasion.