XVI

Noël avait conduit Madeleine rue Serpente, comme nous l’avons dit. La mère de Cocorico avait installé la jeune fille dans un petit logement qu’elle louait ordinairement tout meublé à des étudiants. Vanda y monta. La jeune fille lui sauta au cou en s’écriant :

– Ah ! madame, Yvan est à Paris. Je l’ai vu… j’en suis certaine…

Elle lui raconta sa rencontre aux Champs-Élysées avec la Victoria qui montait l’avenue au pas ; son émotion, qui ne lui avait pas permis de jeter un cri… Et tout cela avec des larmes et des transports que Vanda calma d’un mot :

– Il faut songer à votre sœur, dit-elle.

Madeleine pâlit :

– Oh ! pardonnez-moi, madame, murmura-t-elle, j’ai été folle et méchante… Un moment j’ai perdu la tête.

– Non, mon enfant, répondit Vanda, vous avez obéi à la voix de votre cœur. Yvan est à Paris, dites-vous ? c’est qu’il est venu vous y chercher, et quand deux personnes se cherchent, elles se trouvent bien vite. Mais auparavant, il faut retrouver Antoinette.

– Ah ! ma pauvre sœur, fit Madeleine avec angoisse.

– Je suis sur ses traces.

– Vrai ? fit-elle avec un cri de joie.

– Je ne puis vous en dire davantage, mais espérez…

– Oh ! j’ai foi en vous comme en lui, murmura Madeleine.

– Lui, dit Vanda, il saura bien se tirer d’affaire tout seul, vous verrez… Puis elle prit la main de Madeleine, et ajouta :

– Mais vous serez bien obéissante à mes volontés ? dit-elle.

– Oh ! madame, pouvez-vous en douter ?

– Vous ne sortirez pas d’ici ?

– Je vous le promets.

– Songez, ma chère enfant, dit encore Vanda, que vous courez les mêmes dangers que votre sœur et que, en mon absence, la moindre imprudence peut vous perdre.

– Je vous jure que je ne sortirai pas, dit Madeleine, mais nous retrouverons Yvan, n’est-ce pas ?

– Aussitôt après la délivrance d’Antoinette.

Et Vanda quitta Madeleine et redescendit dans la loge où Noël l’attendait.

– J’ai besoin de toi, lui répéta-t-elle.

– Quand ?

– Ce soir à onze heures et demie.

– En quel endroit ?

– À l’angle du Faubourg-Montmartre et de la rue La Fayette prolongée.

– J’y serai, répondit Noël, qui maintenant obéissait à Vanda comme il avait obéi à Rocambole.

– Tu te déguiseras en maçon.

– Fort bien.

– Et tu porteras sur ta tête une auge dans laquelle tu mettras un marteau, une pioche et une lime.

Noël fit un signe d’assentiment.

– Ensuite, ajouta Vanda, tu viendrais armé d’un bon poignard que cela n’en serait que mieux.

Noël se prit à sourire et répondit :

– J’en ai toujours un sur moi.

Vanda s’en alla. Noël ne quitta pas la rue Serpente jusqu’au soir. Puis, un peu avant onze heures, il partait, une blouse couverte de plâtre sur le dos, les pieds nus dans ses souliers et coiffé d’une mauvaise casquette. Par le temps de constructions et de démolitions qui règne, le costume de maçon est certainement celui qui attire le moins l’attention. Il traversa le Palais-Royal, passa devant les boutiques étincelantes de lumières, frotta son plâtre à quelques habits noirs, répondit brusquement aux passants qui se fâchaient, et quelques minutes après il était au rendez-vous. Vanda s’y trouvait déjà. Seulement elle avait repris un de ces costumes masculins qui, à Toulon, avaient ébahi le naïf Milon. Couverte d’une blouse, coiffée comme Noël d’une casquette déformée, elle tenait dans ses poches ses mains dont la finesse et la blancheur auraient pu la trahir. Elle prit sans affectation le bras de Noël et l’entraîna. On eût dit un vrai maçon et son manœuvre. Dans les moments pressés, on travaille, la nuit, dans le bâtiment. Les architectes trouvent que le temps a une valeur trop grande pour qu’il soit permis de sacrifier douze heures sur vingt-quatre. La rue La Fayette, où toutes les maisons étaient en construction, était donc, à onze heures du soir, animée comme en plein jour. Seulement toute la lumière était projetée sur le côté droit. Le côté gauche, où devait être plus tard le square Montholon, était dans l’obscurité la plus profonde. Seul le côté droit flamboyait comme un incendie en quatre ou cinq endroits. Le foyer le plus étincelant se trouvait dans une vaste maison dont on achevait la toiture. En bas les ouvriers avaient allumé un grand feu. Les passants s’arrêtaient, et, à la clarté de ce feu, contemplaient ébahis une machine à vapeur qui montait des pierres de plusieurs milliers de kilogrammes. Or, cette maison sur laquelle se concentrait l’attention générale était précisément située en face de ce vaste terrain à vendre qui s’étendait sous les jardins suspendus de la rue de Bellefond. La lumière ayant toujours l’ombre épaisse pour repoussoir, il s’ensuivait que le terrain à vendre était plongé dans une obscurité qu’un ciel opaque et sans étoile rendait plus épaisse encore. Noël, son auge sur la tête, et Vanda passèrent au milieu des travailleurs, simplement et comme s’ils eussent fait partie de l’équipe de nuit. Puis ils gagnèrent le côté gauche de la rue et atteignirent la palissade, dont Noël, qui était robuste, arracha une planche. Vanda se glissa la première par cette ouverture dans le terrain. Noël déchargea son auge et la passa de travers. Puis il suivit à son tour le même chemin. Personne n’avait fait attention à eux, bien qu’ils eussent commis le délit d’effraction. Tous les regards étaient concentrés sur le treuil que faisait mouvoir la machine à vapeur et qui montait lentement dans les airs.

– Voilà une nuit faite exprès pour nous, murmura Vanda.

Noël ne savait où Vanda le conduisait ; mais il l’eût suivie jusqu’au bout du monde. Vanda se dirigea vers le mur, et vint se placer verticalement au-dessous du pavillon, c’est-à-dire de ce soupirail de cave qu’elle avait remarqué. Il était bien à une dizaine de pieds du sol. Sur l’ordre de Vanda, Noël s’appuya contre le mur et prit un solide point d’appui sur ses deux pieds. Il avait posé son auge à terre. Vanda y prit dedans la lime et le marteau ; puis, leste comme un chat, elle sauta sur les épaules de Noël, se dressa comme eût pu le faire un clown, et atteignit avec ses mains les barreaux du soupirail. Avant de les attaquer, Vanda chercha à pénétrer du regard le trou noir qu’ils défendaient. Mais l’obscurité était profonde. Elle prit son marteau, le fit passer au travers des barreaux et le lâcha. Puis elle prêta l’oreille. Elle entendit un bruit mat aussitôt après. Le marteau était tombé sur une surface humide et sourde, qui annonçait évidemment le sol d’une cave. Ce trou n’était donc pas l’orifice d’un abîme. Alors Vanda s’arma de la lime et se mit à entamer l’un des barreaux. Les barreaux étaient épais, mais la lime était bonne. Noël, immobile, supportait sur ses deux épaules les pieds de Vanda. La lime faisait sa besogne sans bruit. Au bout d’une demi-heure, un des barreaux, celui du milieu, fut scié par le bas. Vanda donna un coup sec et le fit dévier. Le mur était vieux ; le ciment qui maintenait les barreaux dans la pierre était parti. Vanda tira à elle et le barreau coupé se détacha. Alors il y eut entre les deux autres barreaux une ouverture trop petite pour laisser passer un homme de la taille de Noël ; mais Vanda, qui était mince, jugea qu’elle passerait, elle. Et se cramponnant aux deux barreaux, elle lâcha les épaules de Noël et se hissa sur l’étroit entablement du soupirail à la force de ses poignets. Puis elle pénétra la tête dans le trou noir. Elle n’entendit aucun bruit. Elle aspira l’air qui en sortait. Cet air était humide et avait une odeur de moisi.

– Si c’est la cave du pavillon, pensa Vanda, on n’y vient pas souvent, et les futailles doivent y être vides.

Puis elle se retourna et dit tout bas à Noël qui se dressa sur la pointe des pieds pour mieux entendre :

– Attends-moi ici.

– Oui, madame.

Vanda se tordit et s’allongea alors avec la souplesse d’un reptile, et passa, en se meurtrissant un peu, à travers les deux barreaux.

– Allons chercher mon marteau, murmura-t-elle, et à la grâce de Dieu ! En même temps, elle s’élança en avant, les jambes pliées, de façon à retomber sur ses pieds, ne sachant pas si elle n’allait pas faire quelque effroyable chute dans les ténèbres. Elle tomba d’une dizaine de pieds de haut. Mais elle tomba sur ses pieds, et ses pieds rencontrèrent un sol mou et pour ainsi dire élastique. Elle était sur du sable. Dans la poche de son pantalon se trouvaient une boîte d’allumettes et un rat-de-cave. Vanda, remise de la secousse qu’elle avait éprouvée en tombant, chercha la boîte d’allumettes et se procura de la lumière. Son marteau était à ses pieds. Alors, l’ayant ramassé, elle regarda autour d’elle pour se rendre compte du lieu où elle était.

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