III

– Monsieur, dit Rocambole en regardant l’huissier entre les deux yeux, vous avez poursuivi une femme qui nous intéresse vivement, monsieur et moi.

– C’est fort possible, répondit M. Boisdureau d’un air aimable, j’ai poursuivi beaucoup de femmes en ma vie, des femmes légères surtout.

Et il eut un sourire agréable et malicieux.

– Je saisissais les perroquets et les chiens de la Havane, continua-t-il d’un ton facétieux : c’était le meilleur moyen de me faire payer. Telle femme qui demeurait impassible quand on parlait de vendre son mobilier, ses dentelles ou ses chevaux, jetait des hauts cris et pâlissait si je mettais sur mon procès-verbal de saisie une perruche parlant très bien et prononçant distinctement le nom d’Albert ou de Théodore, ou un joli bichon au poil frisé répondant au nom de Tom. Le lendemain un tout jeune homme venait payer.

– Mais ce n’est point d’une femme de ce genre qu’il s’agit, dit Rocambole.

– Vraiment ? Alors il est à peu près certain que je ne me souviens pas, reprit le galant huissier. Les femmes ordinaires n’ont laissé aucune trace dans ma mémoire.

– Pas même, dit Milon, une pauvre maîtresse de pension…

– J’en ai poursuivi dix au moins.

– Celle dont nous venons acquitter la dette… Et Rocambole appuya sur ces derniers mots.

– Je n’en connais qu’une qui me doive encore de l’argent. Oh ! une misère… deux ou trois cents francs… J’avais accordé du temps… C’était une jolie jeune fille qui venait tous les mois apporter un petit acompte… Ma foi ! j’ai fini par donner quittance… je devenais amoureux de la jeune fille… et Mme Boisdureau, qui vivait encore – car aujourd’hui, je dois vous dire que j’ai mon bâton de maréchal – Mme Boisdureau, dis-je, me faisait des scènes chaque fois que Mlle Antoinette venait.

– Antoinette ! s’exclama Milon.

– Vous la connaissez ? dit l’huissier.

– Antoinette !… elle se nommait Antoinette… répéta le pauvre colosse avec une émotion intraduisible. Et la maîtresse de pension, comment se nommait-elle ?

– Attendez… je vais vous le dire.

Et l’huissier se leva, ouvrit les cartons d’un casier en acajou et finit par retirer un dossier qu’il ouvrit et compulsa lentement.

– La dame dont je parle, dit-il, se nommait Mme Raynaud.

– Oui, c’est bien cela, dit Milon. Elle n’est pas morte, au moins ?

– Elle ne l’était pas il y a deux ans, toujours… Et l’huissier rassembla ses souvenirs…

– Oui, dit-il, c’est bien cela. C’est au mois de décembre de l’autre année que, fatigué par les récriminations de Mme Boisdureau, j’ai donné quittance à Mlle Antoinette.

– Sainte femme du bon Dieu ! murmura Milon qui pleurait, elle a gardé les deux orphelines !

– Alors, fit Rocambole, vous savez où elle demeure maintenant ?

– Mme Raynaud ?

– Oui.

L’huissier eut un agréable sourire.

– Je sais du moins, dit-il, où elle demeurait il y a deux ans. Et il continua à compulser le dossier.

– Alors, dit Milon, vous allez nous le dire…

Mais sans doute l’huissier comptait sur cette demande, car il regarda Milon et lui dit avec calme :

– Cela dépend.

– Ah ! dit Rocambole qui comprenait.

– Voyez-vous, reprit M. Boisdureau, je suis un malin, moi, et j’ai vu des créanciers qui pleuraient et demandaient l’adresse de leur débiteur, en disant que c’était leur frère. Tout cela pour loger le malheureux à Clichy. Je ne m’intéresse pas beaucoup à cette vieille dame, mais je m’intéresse un peu à Mlle Antoinette.

– C’est ma nièce, dit Milon.

L’huissier parut n’avoir pas entendu ; il prit une plume et se livra à une longue et laborieuse addition.

– Hé ! hé ! dit-il, j’ai été coulant… avec la petite demoiselle. Il y a un reliquat de trois cent quarante-sept francs.

Un sourire effleura les lèvres de Rocambole.

– Cependant, dit-il, vous avez donné quittance ?

– Oui, mais je ne suis pas obligé de donner l’adresse de ces dames.

– À moins, dit Rocambole, qu’on ne vous paie les trois cent quarante-sept francs.

– Il n’est rien de tel que les gens d’esprit pour comprendre à demi-mot, dit l’huissier en saluant. Excusez-moi, mais c’est une garantie morale.

– Pourquoi morale ? fit Rocambole avec un sourire, tandis que le pauvre Milon était au supplice.

– Vous allez comprendre, dit M. Boisdureau, ou vous êtes des créanciers qui voulez troubler le repos de ces pauvres dames…

Milon fit un geste de dénégation.

– Ou vous avez un intérêt de cœur à les retrouver.

– Après ? fit Rocambole.

– Dans le premier cas, poursuivit Boisdureau, s’adressant à Milon, vous ne paieriez point trois cent quarante-sept francs ?

– C’est assez probable.

– Dans le second, vous les payerez avec joie.

– Vous êtes très fort, dit Rocambole, et la compagnie des huissiers fait en votre personne, monsieur Boisdureau, une perte considérable.

M. Boisdureau salua. Rocambole tira son portefeuille, y prit quatre cents francs en billets de banque et les posa sur le bureau de l’ex-huissier.

– Vrai ? dit celui-ci s’adressant à Milon, mon Antoinette est votre nièce ?

– Oui, dit Rocambole qui prit le mensonge pour lui, et monsieur est le dernier oncle d’Amérique.

– Plaît-il ? fit l’huissier ébahi.

– Il apporte à sa nièce un million de dot.

M. Boisdureau fit un soubresaut sur son siège :

– Elle est bien jolie ! dit-il avec un soupir.

– Mais on ne lui donnera pour mari qu’un homme raisonnable, dit Rocambole, qui prit un malin plaisir à jeter une espérance folle dans le cœur de l’huissier.

M. Boisdureau se sentit pâlir et trembler.

– L’adresse, fit Milon anxieux, l’adresse ?

– Ces dames, dit l’ancien officier ministériel, demeuraient, il y a deux ans, rue d’Anjou-Saint-Honoré, 19.

Milon se leva précipitamment. M. Boisdureau ouvrit son bureau et fouilla dans toutes ses poches pour y trouver 53 francs.

– C’est inutile, dit Rocambole qui s’amusait beaucoup de ce grotesque personnage, nous nous reverrons…

À ces mots, M. Boisdureau fut transporté au septième ciel, et se vit l’heureux époux de la belle Antoinette. Milon n’avait pas pris le temps de saluer : il était déjà dans le fiacre qui stationnait à la porte. Rocambole le suivit, reconduit par M. Boisdureau ravi.

– Rue d’Anjou, 19 ! cria Milon au cocher, et cinq francs de pourboire, si tu brûles le pavé.

Le fiacre partit comme un éclair.

Vingt minutes après, il arrivait rue d’Anjou. Milon s’élança sous la porte cochère et se trouva face à face avec le père Philippe.

– Mme Raynaud ? lui dit-il.

– C’est ici, répondit le concierge.

– Où ? à quel étage ?

– Un instant, dit le père Philippe, qui paraissait tout bouleversé : ce n’est pas le moment de monter chez Mme Raynaud… elle est encore au lit… À moins que…

Il hésita.

– Il faut absolument que je la voie ! dit Milon.

– Apportez-vous des nouvelles de mademoiselle ? demanda le concierge.

– Hein ? plaît-il ? fit Milon, qui recula d’un pas.

– Oui, dit le concierge, de Mlle Antoinette, qui est sortie hier soir… qui n’est pas rentrée… et qu’on cherche partout !…

Milon poussa un cri.

– Antoinette ! dit-il, partie !… Où est-elle ?

– Mais, monsieur, dit le père Philippe, qui, ayant épousé sa femme longtemps après la condamnation de Milon, ne le connaissait pas, si nous le savions… je ne vous le demanderais pas… Mme Raynaud a attendu toute la nuit… mademoiselle n’est pas rentrée… Mme Raynaud est comme une folle… et ma femme aussi… et moi je perds la tête…

Milon s’était pris la tête à deux mains et pirouettait sur lui-même comme s’il eût été frappé de la foudre.

– Ma femme vient de courir chez M. le baron, qui avait écrit, paraît-il, à Mlle Antoinette hier soir, et qui lui a envoyé sa voiture.

– Quel baron ? fit Rocambole en s’avançant.

– Le père de M. Agénor.

– Qu’est-ce que M. Agénor ?

– Un jeune homme très riche qui est amoureux de Mlle Antoinette.

– Et son père est baron ?

– Oui… le baron de Morlux.

Milon jeta un cri ; mais Rocambole lui serra le bras à le briser.

– Tais-toi ! dit-il.

En même temps, une femme franchit le seuil de la porte cochère et entra en disant d’une voix brisée :

– Elle n’y est pas !

Milon se retourna et jeta un nouveau cri :

– Ma cousine !

– Milon ! exclama la pauvre mère Philippe, qui chancela d’émotion et faillit tomber à la renverse.

Rocambole, qui était l’homme des heures critiques, la prit dans ses bras et la porta dans la loge, car les locataires de la maison commençaient à se mettre aux fenêtres.

Share on Twitter Share on Facebook