La mère Philippe avait éprouvé un tel saisissement en revoyant Milon, qu’elle avait presque perdu connaissance. Son mari, qui n’avait jamais vu Milon, ne comprenait rien à ces deux mots de cousin et de cousine qu’ils avaient échangés.
Mais Rocambole lui dit :
– Ne vous occupez pas de nous, mon brave homme, mais de Mlle Antoinette.
Et il ferma la porte de la loge.
Au nom d’Antoinette, la mère Philippe retrouva un peu de sa présence d’esprit. Rocambole lui prit la main :
– Voyons, ma chère dame, dit-il, Milon vous expliquera plus tard comment il est revenu. Pour le moment, il ne s’agit ni de lui ni de vous ; nous sommes venus ici pour voir Mme Raynaud et les deux jeunes filles qu’elle a avec elle.
– Elle n’en avait qu’une, l’autre est en Russie, dit la mère Philippe. Mlle Antoinette qui est restée…
– Oui. Eh bien ! où est-elle ? Calmez-vous et tâchez de me répondre clairement.
– Voici la chose, dit la mère Philippe. Mlle Antoinette a tourné la tête à un jeune homme, M. Agénor de Morlux.
Milon poussa un cri.
– Mais tais-toi donc ! fit Rocambole. Eh bien ! le jeune homme ?
– Il veut épouser Mlle Antoinette.
– Bon ! après ?
– Hier, il l’a reconduite jusqu’à la porte. Puis une heure après on a apporté une lettre.
– De M. Agénor ?
– Non, de M. le baron de Morlux, son père.
– Qui demeure ?…
– Rue de l’Université. J’en reviens.
– C’est bien cela, murmura Rocambole impassible. Et que disait le baron dans cette lettre ?
– Qu’il voulait voir Mlle Antoinette et qu’il lui enverrait sa voiture à neuf heures.
– Ce qu’il a fait…
– Mais non, monsieur. Je viens de chez le baron ; il n’a pas écrit de lettre, sa voiture n’est pas sortie, et il pense que c’est son fils qui a enlevé Mlle Antoinette.
– Où demeure le fils ? s’écria Milon.
– À côté. J’en reviens. Mais il n’y est pas… Il est parti hier soir à neuf heures.
– Le misérable ! hurla Milon en serrant les poings.
– Mais tais-toi donc ! répéta Rocambole. Puis il dit à la mère Philippe :
– Il faut que Mlle Antoinette se retrouve, et pour cela, il ne faut pas crier… Entendez-vous ?
Les deux concierges subissaient déjà le mystérieux ascendant que Rocambole ne tardait pas à exercer sur tout ce qui l’entourait. La mère Philippe avait cessé de se lamenter. Rocambole reprit :
– Est-ce que tous les gens de la maison savent déjà que Mlle Antoinette a disparu ?
– Oh ! non, monsieur, personne ne le sait.
– Il faut qu’on l’ignore.
– Je pensais à aller chez le commissaire de police, dit naïvement le père Philippe.
– Non, dit Rocambole, il ne faut pas y aller.
Milon regardait le maître avec une douloureuse stupeur.
– Sais-tu l’allemand ? lui demanda celui-ci.
– Oui, dit Milon.
– Et vous ? fit Rocambole en regardant les concierges. Philippe et sa femme firent un geste négatif.
– Alors, reprit Rocambole en allemand, écoute-moi bien surtout.
– Parlez, maître.
– Mon ami, continua Rocambole, nous sommes arrivés, non pas douze heures, mais huit jours trop tard. La jeune fille qui vient de disparaître est aux mains de ses ennemis ; il faut l’en arracher.
– Oui, dit Milon, mais comment ?
– D’abord, il faut savoir ce qu’elle est devenue.
– C’est pour cela, murmura Milon, que le mari de ma cousine pensait à aller voir le commissaire de police.
Rocambole haussa légèrement les épaules :
– Tu oublies toujours, dit-il, que la police et nous, nous sommes brouillés.
– C’est juste.
– Donc ce n’est pas à elle qu’il faut s’adresser…
– Mais alors, il faut aller chez M. de Morlux.
– Pas encore ; il faut d’abord savoir si le fils est complice du père.
– Pardi ! s’écria Milon, c’est tout simple.
– Mais non… ce n’est pas même mon opinion. Allons rue de Surène.
– Vous allez savoir si M. Agénor est réellement parti ? fit la mère Philippe qui, tout en ne comprenant rien à la conversation de Milon et de Rocambole, avait entendu le mot Surène.
– Oui, dit Milon.
La mère Philippe reprit :
– On ne m’ôtera pas de l’idée, fit-elle, que c’est un mauvais coup monté en dehors de M. Agénor. C’est un trop bon jeune homme… et puis il avait pour Mlle Antoinette trop de respect.
– Vous croyez qu’il l’aime réellement ? demanda Rocambole.
– Il en est fou.
– Et qu’a dit son père quand vous lui avez porté la lettre signée de son nom ?
– Il a dit que cette lettre était fausse, que c’était bien certainement son fils qui était un franc mauvais sujet et qui avait voulu abuser de la naïveté de Mlle Antoinette. Mais moi, je ne crois pas ça, ajouta la mère Philippe.
– Ni moi non plus, dit Rocambole.
– Que faire ? que faire ? murmurait Milon qui roulait de gros yeux pleins de larmes.
– Je ne sais pas encore, répondit le maître ; mais je le saurai dans une heure. Viens avec moi.
– Nous ne montons donc pas chez Mme Raynaud ?
– À quoi bon ?
Et Rocambole dit à la mère Philippe :
– Vous pensez bien que Milon aime les enfants de sa maîtresse.
– Oh ! pour ça, c’est vrai, dit la mère Philippe.
– Or, je suis son ami, moi, et je ferai tout ce qu’il faudra pour retrouver Mlle Antoinette.
La mère Philippe regarda Rocambole.
– Je ne vous connais pas, dit-elle, mais c’est égal, j’ai confiance en vous.
– Alors, répondit Rocambole, il faut m’obéir.
– Parlez !
– Quand nous serons partis, vous monterez chez Mme Raynaud, et vous lui direz que rien de fâcheux n’est arrivé à Mlle Antoinette, que c’est M. de Morlux qui vous l’a dit et qu’elle ne tardera pas à revenir.
– Mais, monsieur…
– Il faut que cela soit ainsi, dit Rocambole, et maintenant, vous allez cesser de vous désoler.
– Mais vous la retrouverez donc ?
– Certainement.
– Aujourd’hui ?
– Je ne sais pas… mais on la retrouvera… soyez tranquille. Et Rocambole emmena Milon.
– Où allons-nous ? demanda celui-ci.
– Rue Serpente, chez le docteur Vincent.
Ils remontèrent en voiture, et une demi-heure après, ils arrivèrent dans cette maison dont la mère de Noël dit Cocorico était concierge.
Mais ce ne fut point tout d’abord chez le docteur Vincent que monta Rocambole. Il grimpa jusqu’au cinquième étage où, l’avant-veille, il avait changé de costume, et là il fit une nouvelle toilette.
Quelques minutes après, le docteur Vincent vit arriver chez lui un monsieur qui portait un tablier à poches et ressemblait à s’y méprendre à un garçon d’amphithéâtre. D’abord il ne le reconnut pas. Mais Rocambole lui dit en souriant :
– Vous ne remettez donc pas vos amis de la villa Saïd ? Le docteur tressaillit.
– Bien, dit Rocambole, je vois que vous me reconnaissez maintenant. Je vous avais promis ma visite.
– Vous avez besoin de moi ? demanda le docteur.
– Oui, dit Rocambole en s’asseyant auprès de la chaise devant laquelle était le docteur. Prenez une plume et écrivez.
– À qui ?
– Au baron Philippe de Morlux. La campagne est commencée ; il s’agit de la mener à bien.
– Que dois-je donc lui écrire ?
– Ceci.
Et Rocambole dicta, tandis que le docteur écrivait docilement :
« Monsieur le baron,
« J’espère que le souvenir de nos relations de jeunesse vous permettra de me rendre un signalé service.
« Enveloppé dans un sinistre pécuniaire, j’ai besoin de vingt mille francs, et cela avant ce soir. »
– Mais, dit le docteur en s’arrêtant, c’est un chantage, cela ?
– Non, dit Rocambole, c’est un moyen pour moi de pénétrer chez le baron, car je suis un garçon d’amphithéâtre et je porterai la lettre.
Le docteur reprit la plume et Rocambole continua à dicter.