M. le baron Philippe de Morlux n’avait pas revu son frère Karle depuis la veille. Ce dernier l’avait bien prévenu de ce qui arriverait, c’est-à-dire que quelqu’un de la maison de la rue d’Anjou ne manquerait pas de venir réclamer Antoinette, et il lui avait fait sa leçon. Le baron avait donc jeté des hauts cris en apprenant que Mlle Antoinette avait disparu, et comme on lui montrait une lettre signée de son nom, il s’était écrié que cette lettre n’était pas de lui et constituait un faux. Ce qui était vrai, du reste, car cette lettre avait été écrite par Timoléon, sous la dictée de M. Karle de Morlux.
La concierge de la rue d’Anjou partie, M. Philippe de Morlux avait tranquillement attendu la visite de son frère, lequel allait sans doute avoir beaucoup de choses à lui raconter. Mais avant que M. Karle de Morlux arrivât, un homme se présenta à l’hôtel.
– Je suis, dit-il au valet de chambre, envoyé par le docteur pour prendre des nouvelles de votre maître.
M. de Morlux avait fait appeler le lendemain de l’accident, c’est-à-dire la veille au matin, son médecin ordinaire qui s’était incliné très bas en apprenant que sa jambe cassée avait été remise par le célèbre docteur Vincent.
Le valet de chambre introduisit donc sans aucune difficulté cet homme qui portait le tablier et le costume d’un employé d’hôpital en tenue de service. M. de Morlux, en le voyant entrer, crut tout d’abord qu’il était envoyé par son médecin. Mais le nouveau venu, qui n’était autre que Rocambole, dit aussitôt :
– Monsieur le baron, je suis un des élèves du docteur Vincent.
À ce nom, le baron sentit ses cheveux se hérisser ; puis il fit un signe impérieux au valet, qui sortit.
– Que me veut le docteur ? demanda M. de Morlux avec une certaine émotion.
– Le docteur désire d’abord, répondit Rocambole, avoir de vos nouvelles.
– Je vais mieux…
– Ensuite, il m’a remis cette lettre.
M. de Morlux étendit une main tremblante, prit la lettre, l’ouvrit, et, à mesure qu’il lisait, Rocambole le vit pâlir.
– Monsieur, dit enfin le baron, le docteur Vincent est un de mes anciens amis, et je suis trop heureux de lui rendre le petit service qu’il me demande. Seulement, vous pensez bien que, si riche qu’on soit…
– Oui, on n’a pas toujours vingt mille francs sur soi, n’est-ce pas ? dit Rocambole.
– Précisément. Aussi vais-je être obligé de vous faire attendre au moins une heure ; le temps d’envoyer chez mon notaire.
– J’attendrai, dit Rocambole, qui s’assit sans façons, comme un homme qui sait très bien qu’on se gardera de le jeter à la porte.
Puis il se prit à examiner le baron.
M. de Morlux sonna et se fit apporter de quoi écrire dans son lit. Il écrivit en effet à son notaire, le priant de lui envoyer au plus vite vingt mille francs. Le baron, tout en écrivant, se disait :
– Ces vingt mille francs que je vais donner, c’est ma sauvegarde vis-à-vis du docteur. Il se taira…
Rocambole, lui, faisait cette réflexion :
– Voilà un homme qui me prend pour un imbécile et ne se doute pas que je sais son histoire.
Tandis qu’on portait la lettre chez le notaire, et que Rocambole attendait, le bruit d’une voiture retentit dans la cour. C’était M. Karle de Morlux qui arrivait. M. Karle n’était pas seul.
Rocambole, qui s’était, comme par distraction, approché de la fenêtre, vit deux hommes qui traversaient la cour et montaient les marches du perron. Alors il vint se rasseoir tranquillement.
– Monsieur, dit M. de Morlux essayant de voir si l’élève savait quelque chose de ce lien qui l’unissait au docteur Vincent, est-ce que le docteur n’a pas une clientèle considérable ?
– Oui, monsieur, mais, dit Rocambole, il gagne moins d’argent que la plupart de ses illustres confrères.
– Pourquoi ?
– Il soigne les pauvres et fait beaucoup de bien.
Ici Rocambole crut pouvoir témoigner quelque enthousiasme et dit naïvement :
– C’est un saint, le docteur Vincent !…
Le baron respira plus librement, et se dit : Ce niais-là ne sait pas que son illustre maître a été un empoisonneur.
Ce fut en ce moment que M. Karle de Morlux entra. Rocambole prit un air bête et le regarda avec la curiosité d’un paysan entrant pour la première fois dans une grande ville. M. Karle de Morlux, qui aperçut son tablier, fixa à peine Rocambole. Il alla s’asseoir dans un fauteuil auprès du lit de son frère, et lui dit dans une langue qu’ils pouvaient croire inconnue de la personne présente à leur entretien :
– Quel est donc cet homme ?
Rocambole ne sourcilla point et continua à garder son attitude indifférente et niaise. M. Philippe de Morlux répondit dans le même langage :
– Cet homme est un élève de l’hôpital de la Charité que le docteur Vincent m’a envoyé.
– Pour te soigner ?
– Non, pour me demander vingt mille francs.
– Ah ! ah ! voici que le chantage commence ?
– J’en ai peur…
– Mon cher, dit M. Karle de Morlux, il faut savoir faire la part du feu. Il vaut mieux donner vingt mille francs que discuter avec un homme qui vous a rendu, au reste, un assez joli service. Tu n’avais donc pas vingt mille francs chez toi ?
– Non ; avant-hier, j’ai perdu beaucoup d’argent au club. Et puis, je voulais t’attendre pour te consulter.
– Il faut payer, voilà mon conseil. Le bonhomme se tiendra tranquille.
– Ce qui m’étonne, reprit M. de Morlux, c’est qu’avant-hier il est sorti d’ici comme un homme bourrelé par le remords.
– Eh bien ! il aura réfléchi, voilà. Maintenant, parlons de choses plus sérieuses.
Rocambole avait bâillé deux ou trois fois en homme qui s’ennuyait fort.
– Monsieur, lui dit le baron en français, je suis désolé de vous faire attendre. Si vous voulez entrer là dans mon cabinet, vous y trouverez les journaux du jour.
La porte du cabinet était ouverte et se trouvait au pied du lit. Rocambole entra dans cette pièce, s’assit dans un grand fauteuil, et prit un journal qu’il déploya de telle manière qu’il pût à son aise, par la porte entrebâillée, considérer les deux frères, dont le visage était reflété par une glace, tandis qu’il leur était impossible, à eux, d’apercevoir le sien.
– Voilà des gens, pensait-il, qui n’ont pas de chance avec moi. Ils parlent une langue que personne ne sait en France, excepté quelques centaines de paysans, et il se trouve que je l’ai apprise, moi, et que je parle comme un bas Breton de pur sang celtique. C’était en effet en bas breton que MM. de Morlux, gentilshommes armoricains, s’exprimaient. M. Karle reprit :
– Je le sais, la concierge est venue ce matin toute désolée ; et elle m’a annoncé qu’elle allait courir chez Agénor.
– Oui, mais Agénor est parti et il sera à Rennes ce soir, dit Karle de Morlux. Je l’ai mis en voiture. Puis, j’ai envoyé à sa grand-mère la dépêche dont nous étions convenus. Elle le gardera bien huit jours.
– Et la demoiselle a été arrêtée ?
– En compagnie des hommes de Timoléon.
Rocambole lisait avec une attention béate un premier-Paris du Constitutionnel.
– Et elle n’a pas pu prouver son innocence ? continua M. Philippe de Morlux.
– Oh ! elle est forte… elle s’est bien débattue, va !
– Mais elle a succombé ?
– Dame ! tu penses bien qu’entre les voleurs qui la reconnaissaient pour leur complice et la bonne femme qui est venue la réclamer comme sa fille, il y a eu une si touchante unanimité que le commissaire et les agents ne pouvaient la laisser partir.
– Où l’a-t-on conduite ?
– Au dépôt d’abord, mais elle a dû y passer une heure à peine, et avant midi elle sera à Saint-Lazare.
Rocambole quitta un moment son journal des yeux, et il vit M. Karle qui riait de son mauvais rire. Karle continua :
– C’est un homme assez fort, ce Timoléon. Il a marché vite, et, jusqu’à présent, il ne nous vole pas notre argent.
« Hé ! hé ! pensait Rocambole, je connais ça, Timoléon. »
– Quand cet imbécile sera parti, poursuivit M. de Morlux, faisant allusion au prétendu élève du docteur Vincent, nous ferons entrer Timoléon et nous causerons avec lui. Il a tout un plan pour qu’Antoinette ne sorte jamais de prison.
– Tu l’as donc amené ? demanda le baron.
– Oui, il est dans la pièce voisine, il attend.
Rocambole se remit à lire Le Constitutionnel. Quelques minutes après, le valet de chambre revint. Il apportait une grosse lettre cachetée. Le baron l’ouvrit et une liasse de billets de banque s’en échappa. Rocambole, grâce à la glace qui reflétait le lit du baron et ses abords, put saisir un jeu de physionomie assez étrange chez le domestique. Évidemment cet homme avait porté la lettre chez le notaire, sans en deviner le but, et il avait rapporté la réponse, sans même supposer que cette enveloppe renfermait presque une fortune.
« Voilà un homme à vendre et par conséquent à acheter », se dit Rocambole.
– Monsieur, lui cria le baron, je suis à vous.
Rocambole s’approcha près du lit et le baron lui tendit les vingt mille francs. Il donna un reçu avec une loyauté niaise, salua avec un profond respect et sortit à reculons. Comme il allait franchir le seuil de la porte, il éternua et sortit un grand mouchoir à carreaux bleus de la poche de son tablier, dans lequel il s’enveloppa toute la figure. Maître Timoléon était dans le salon d’attente.