IX

Pendant quelques minutes, la vieille dame pleura si abondamment qu’il lui fut impossible de parler. Mais enfin elle étouffa ses sanglots, contint ses larmes et poursuivit :

– Durant les premiers mois qu’Antoinette est demeurée chez moi, je n’ai pas eu à me plaindre d’elle. Elle était fort douce et paraissait m’aimer beaucoup. Elle sortait, il est vrai, presque toute la journée, et quelquefois le soir ; mais elle avait tant de leçons ! disait-elle. Enfin un soir, elle ne rentra pas. Le lendemain, elle prétendit qu’elle avait passé la nuit auprès d’une de ses élèves qui était moribonde. Je la crus sur parole.

« Huit jours après, un samedi, elle attendit que je fusse couchée, puis elle s’esquiva, et je ne la revis que le lundi matin. Alors je lui dis que j’allais avertir sa mère et que je ne voulais plus la garder. Mais elle se mit à pleurer, et m’avoua tout. Elle avait une liaison… un assez mauvais sujet… nommé Polyte.

– C’est bien, dit le magistrat. Antoinette était cependant chez vous hier soir ?

– Ah ! monsieur, dit la vieille dame qui se remit à sangloter, on est venu chez moi ce matin, de la part de ce Polyte, pour que je dise qu’Antoinette était chez moi, mais je n’ai jamais trompé la justice, et je suis trop vieille pour commencer. Hélas ! non, monsieur, Antoinette n’était pas chez moi hier, et je dois vous dire qu’il y a plus d’un mois que je ne l’ai vue… Sur ces mots, les sanglots de la vieille dame redoublèrent.

– Vous pouvez vous retirer, dit le magistrat.

Elle se leva, fit un pas de retraite, puis tomba à deux genoux devant le juge :

– Ah ! monsieur, dit-elle, au nom du ciel, soyez indulgent !… Cette enfant est plus malheureuse que coupable… elle a eu de mauvaises fréquentations… voilà tout !…

– Relevez-vous, madame, dit le magistrat avec tristesse. La justice doit suivre son cours.

Et il congédia la fausse Mme Raynaud. Celle-ci fit retentir les couloirs du palais de justice de ses lamentations. Les sergents de ville qui la voyaient passer disaient :

– C’est cette pauvre dame dont s’est réclamée la jolie fille qui est au dépôt.

Le brigadier, qui avait persisté à croire Antoinette innocente, commença à douter, lorsqu’il vit sortit la vieille tout en larmes. Et enfin il ne douta plus, lorsque, l’ayant suivie jusque dans la cour, il la vit tomber dans les bras d’une autre vieille qui se mit à sangloter avec elle. Cette femme, c’était la Marlotte, cette hideuse mégère qui avait réclamé Antoinette comme sa fille.

– Voilà une petite qui m’a bien trompé, murmura philosophiquement le brigadier.

– Pour un malin, lui dit un de ses hommes, vous avez bien manqué vous faire enfoncer, brigadier.

– C’est vrai, murmura-t-il, mais on ne m’y reprendra plus.

Et il alla se chauffer au poêle du poste, qui est dans la rue de la Sainte-Chapelle.

La fausse Mme Raynaud et la Marlotte s’en allèrent bras dessus bras dessous, et ne séchèrent leurs larmes que sur le Pont-Neuf. Là, après s’être assurées que personne ne les suivait, elles se mirent à rire, puis elles se dirigèrent vers un liquoriste qui se trouve à l’entrée de la rue du Roule.

– Allons prendre un poisson de consolation, dit la Marlotte.

– Ce n’est pas de refus, répondit la fausse Mme Raynaud.

– Ça s’est-y bien passé avec le curieux ? demanda la Marlotte.

– Comme avec le quart-d’œil, répondit la vieille dame.

Et elles entrèrent chez le liquoriste.

Cependant, on avait reconduit Antoinette au dépôt. Elle y avait retrouvé Madeleine la Chivotte et la belle Marton, qui, toutes deux, attendaient le départ de la voiture qui fait le service quotidien entre la Conciergerie et Saint-Lazare. Madeleine et Marton se querellaient. La belle Marton disait à la Chivotte :

– Je crois bien que papa nous a tous vendus.

– Pourquoi donc ça ? fit la Chivotte, qui était dans le complot.

– Et Polyte aussi, et toi, et la mère avec. Vous avez renardé avec nous, nous avons été pris marrons, et je commence à deviner pourquoi.

– Tu es folle, dit la Chivotte, qui néanmoins se troubla un peu.

– Vois-tu, reprit la belle Marton, je me suis méfiée du coup en entrant chez le curieux. C’est une manigance montée entre papa, la mère et les autres, contre cette jeune fille ; car je vois bien, moi, que tout ce qu’elle disait était vrai, et qu’elle ne connaissait pas Polyte…

« Polyte et papa auront reçu de l’argent pour se faire arrêter avec nous… c’est sûr !

– Mais tais-toi donc ! dit la Chivotte.

– Et toi aussi, reprit la belle Marton qui s’anima, tu es une canaille Madeleine !… et je te repincerai à Saint-Lazare, va !

Marton en était là de ses reproches, lorsque Antoinette était revenue. L’espoir rayonnait sur le visage de la jeune fille et son attitude calme acheva de confirmer les soupçons de la belle Marton.

– Excusez-moi, mademoiselle, lui dit-elle ; j’ai été mauvaise avec vous… mais c’est que j’avais bu un coup de trop… et quand ça m’arrive, voyez-vous… c’est plus fort que moi, je suis une vraie gale… Voulez-vous me pardonner ?

Antoinette fut touchée de cet accent de franchise.

– Volontiers ! dit-elle.

Et elle tendit la main à la belle Marton, qui fut tout à fait désarmée.

– N’est-ce pas, dit-elle, que vous n’aviez jamais vu cette canaille de Polyte ?

– Non, dit Antoinette, qui ne put réprimer un geste de dégoût.

Puis elle ajouta :

– Tout ce que j’ai dit chez le commissaire est vrai, et vous savez mieux que personne que vous ne me connaissiez pas.

En même temps, elle regarda Madeleine la Chivotte, qui détourna la tête.

– Tu vois bien, canaille, dit la belle Marton, que c’était un coup monté !

Puis, s’adressant à Antoinette :

– Vous avez vu le curieux, n’est-ce pas ?

Et comme Antoinette ne comprenait pas.

– Excusez-moi, dit-elle ; c’est le juge que je veux dire.

– Oui, répondit Antoinette ; il m’a interrogée.

– Et vous espérez être remise en liberté ?

– Je l’espère, car il a envoyé chercher ma mère, qui va venir me réclamer.

À partir de ce moment, la belle Marton se rangea tout à fait du bord d’Antoinette.

Une heure s’écoula. Puis, au bout d’une heure, un bruit vint retentir jusqu’au fond du dépôt. C’était le bruit de la voiture cellulaire qui tournait dans la cour.

– On vient nous chercher, nous ! dit la belle Marton.

Puis, montrant le poing à Madeleine la Chivotte :

– C’est là-haut que nous réglerons nos comptes, nous.

– On verra, répondit la voleuse, qui posa ses deux mains ouvertes sur ses hanches.

Antoinette était toujours tranquille : elle avait trouvé tant de bonté dans le juge d’instruction, elle était si forte de sa conscience, il lui paraissait si impossible que, malgré ses infirmités, Mme Raynaud n’accourût pas la réclamer, qu’elle attendait avec confiance l’heure de la liberté.

– Vous allez donc aller en prison ? dit-elle à la belle Marton d’un air de compassion.

– Oh ! moi, répondit la voleuse, j’y suis habituée, voyez-vous, et je connais la maison. Je sais mon compte… J’en ai pour un mois de prévention et six mois de condamnation. Il n’y a qu’une chose qui me chiffonne, c’est que je n’ai pas d’argent, et qu’il faudra, jusqu’à ce que mes camarades me sachent roquée, que je me serre le ventre en passant devant la cantine.

Antoinette se souvint alors qu’elle avait un porte-monnaie sur elle, et dans ce porte-monnaie deux modestes pièces de 10 francs.

– Tenez, dit-elle, en les tendant à la belle Marton, qui devint toute confuse.

– Prenez, répéta-t-elle avec douceur.

La belle Marton saisit la main d’Antoinette et la baisa.

– Et dire, murmura-t-elle, que j’ai voulu vous faire du mal. En ce moment, les guichetiers arrivèrent.

– Allons, mesdames, dit l’un d’eux, votre équipage est prêt.

– En route, dit la Chivotte.

– Adieu, mademoiselle, dit la belle Marton à Antoinette. Mais le guichetier se mit à rire :

– C’est pas la peine de se dire adieu, fit-il, quand on va faire route ensemble.

La belle Marton poussa un cri ; Antoinette regarda le guichetier avec stupeur.

– Mais ce n’est pas possible, dit la belle Marton, mademoiselle va être réclamée…

– Allons ! allons ! dit le guichetier avec un gros rire insolent.

« Elle est forte, la petite, elle a manqué nous enfoncer tous, depuis le quart-d’œil jusqu’au curieux, en passant par les voleuses. Toi aussi, Marton, la belle, tu y es allée de ta larme, n’est-ce pas ?

Marton était abasourdie.

– Eh bien ! dit Madeleine la Chivotte, diras-tu encore que c’était un coup monté ?

Antoinette jeta un grand cri et retomba anéantie sur le banc de la prison.

Ce ne fut qu’avec l’aide des guichetiers que, presque inconsciente d’elle-même, elle put monter dans la voiture cellulaire qui devait la transporter à Saint-Lazare.

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