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JOURNAL D’ANTOINETTE

À Monsieur Agénor de Morlux.

Monsieur et ami,

Ces lignes vous parviendront-elles jamais ?

Hélas ! je l’ignore et n’ose l’espérer ; mais ma situation est si affreuse, si horrible, que je veux retracer, la plume à la main, les tortures que je viens de subir et que je subis encore.

Je vous ai quitté, il y a trois jours, à six heures du soir, à la porte de la maison que j’habitais, et vous m’avez dit : « À demain. »

Une heure plus tard, on m’a apporté une lettre de votre père qui voulait me voir. À dix heures, on m’enlevait ; à minuit, j’étais mélangée à une bande de voleurs ; à six heures du matin j’avais passé la nuit au dépôt de la préfecture de police ; avant midi, le même jour, j’étais à Saint-Lazare.

Saint-Lazare ! Non, mon ami, vous ne pouvez pas comprendre ce mot dans toute son horreur ! Saint-Lazare !

C’est une prison dans laquelle on enferme les voleuses et les femmes de mauvaise vie ; c’est là que celle à qui vous avez un moment songé à donner votre nom a été revêtue de la robe brune et du fichu bleu, qui est l’uniforme de celles qui sont vouées à l’infamie.

Quel est mon crime ? À qui ai-je déplu ?

Des gens que je ne connais pas ont prétendu dans un langage sans nom que j’étais leur complice ; une créature hideuse est venue me sauter au cou en prétendant que j’étais sa fille. Suis-je la victime d’une de ces ressemblances étranges qui épouvantent l’esprit humain ? Ressemblé-je trait pour trait à quelque femme avilie pour laquelle on me prend ? J’aime mieux m’arrêter à cette dernière hypothèse. Je n’ai jamais fait de mal à personne, qui donc aurait voulu me torturer sciemment ainsi ?

J’ai eu pourtant, durant la dernière heure que j’ai passée à la Conciergerie, une heure d’espoir. Le juge qui m’avait interrogée, touché de mes larmes, ému par l’accent d’énergique vérité que je mettais dans mes paroles, m’avait promis d’envoyer chercher maman Raynaud. J’ai attendu une heure, et pendant cette heure, je me suis crue libre.

Que s’est-il encore passé ? Nouveau mystère ! On est venu me prendre avec les autres femmes, on m’a portée dans la voiture cellulaire, et j’ai été conduite à Saint-Lazare. J’entends dire ici, tout autour de moi, que de toutes les prisons, la plus douce est celle où nous sommes. Que sont donc les autres ?

Depuis ce matin, grâce à un peu d’argent, j’ai pu avoir une pistole, c’est-à-dire une chambre où je suis seule. On m’a apporté de l’ouvrage, car le travail est forcé ; mais je ne suis pas obligée de descendre à l’atelier.

Dans mon malheur, j’ai trouvé deux amies, deux femmes, le vice et la vertu ; une religieuse, la sœur Marie ; une femme prévenue de vol, la belle Marton. Ce nom est horrible et dit les mœurs atroces de cette classe dégénérée à laquelle elle appartient. La belle Marton est une hôtesse coutumière de cette maison ; elle y est déjà venue cinq fois ; elle connaît presque toutes les prisonnières, et exerce sur quelques-unes un ascendant qui ressemble à de l’autorité. La sœur Marie est une des surveillantes du corridor Saint-Vincent-de-Paul, qui relie les pistoles aux infirmeries. La fille Marton ne peut croire que je sois coupable, et elle m’a prise sous sa protection, car plusieurs détenues, sous prétexte, disaient-elles, que j’étais fière, ont voulu m’insulter et me faire un mauvais parti. La sœur Marie partage la conviction de la belle Marton. Aussi est-elle maintenant pleine d’égards et de douceur pour moi. C’est elle qui m’a procuré du papier et une plume pour vous écrire, mon ami, bien que toute communication avec le dehors soit interdite à celles qui ne sont encore que prévenues. Mais la belle Marton prétend qu’elle se chargera de ma lettre, et que cette lettre vous arrivera.

Je veux donc vous dire ce qu’est Saint-Lazare. Vous avez passé devant, sans doute, en courant à travers Paris. Vous avez vu cette grande porte cochère qui s’ouvre en haut du faubourg Saint-Denis ? Il y a un drapeau sur le centre ; au-dessous, ces mots sinistres :

MAISON D’ARRÊT ET DE CORRECTION

Un factionnaire est le seul être vivant qu’on aperçoit tout d’abord. Il se promène dans un vaste tambour qui sépare la porte extérieure, toujours ouverte, de la porte intérieure. Ceux qui entrent ou sortent à pied frappent à droite, au guichet. La grande porte ne s’ouvre que devant la voiture cellulaire. Derrière cette porte, il y a une cour : c’est là qu’on m’a fait descendre. Le mouvement de la voiture et le grand air m’avaient ranimée. J’ai pu voir et observer.

De la cour, on revient dans un grand corridor, aux deux extrémités duquel montent deux larges escaliers. Ces escaliers conduisent aux lingeries et aux logements des fonctionnaires de la maison, depuis le directeur jusqu’aux aumôniers. C’est la partie presque libre de la maison. Ceux qui l’habitent n’ont qu’à frapper au guichet pour se faire reconnaître et sortir. En face du guichet, un peu à gauche, dans le corridor et presque au bas de l’escalier du directeur, est une petite porte sur laquelle on lit ce mot sinistre :

GREFFE

Là commence la vraie prison. Aux deux coups de marteau répond le bruit lugubre d’un énorme verrou : la porte s’ouvre… Cette fois vous êtes bien en prison. Il y a là deux guichetiers, un brigadier, deux sous-brigadiers, qui regardent attentivement quiconque entre et vous reconnaîtraient dix ans après. Au bout d’un couloir obscur est une pièce carrée séparée en deux par une balustrade pleine à hauteur d’appui. De l’autre côté de la balustrade se trouvent deux pupitres, l’un à gauche, et l’autre à droite, avec un employé assis devant chacun. Les murs sont couverts de casiers. Chaque casier renferme d’énormes in-folios. Ce sont les livres d’écrou. Ceux de gauche sont pour les prévenues, les condamnées et jeunes filles que la loi ne pouvant atteindre à cause de leur âge fait enfermer correctionnellement jusqu’à leur vingt et unième année. Ceux de droite concernent ces femmes sans mœurs à qui on ne fait même plus les honneurs de la loi et que l’administration seule punit à son gré. C’est au greffe que j’ai d’abord été conduite. Malgré mes protestations, j’ai été inscrite comme prévenue de vol, comme complice d’un certain Polyte, repris de justice, et comme fille de cette horrible femme qui dit être ma mère et qu’on appelle la Marlotte. Puis on m’a ramenée dans la première pièce du greffe, là où se tiennent le brigadier, les sous-brigadiers et le guichetier. Il y a là deux salles qui m’ont frappée, le parloir du public et le parloir des avocats.

Le parloir des avocats est un carré long, que sépare une table auprès de laquelle sont des chaises. C’est là que les malheureuses qui vont bientôt comparaître devant un tribunal, chambre correctionnelle ou cour d’assises, confèrent avec celui qui doit les défendre. Une table les sépare, comme si, dès ce jour, la société voulait établir une démarcation éternelle entre la coupable et le reste de la société.

Le parloir du public, c’est-à-dire de ceux qui obtiennent la permission de voir les prisonnières, a quelque chose d’étrange et de cruel dans son aspect. Figurez-vous un couloir d’un mètre de large. À gauche et à droite s’élève un grillage. À gauche vient la prisonnière, à droite le visiteur. Un mètre d’espace et un double grillage les séparent. La mère et le fils, le frère et la sœur, ne peuvent ni se donner une poignée de main, ni se dire un mot tout bas. À chaque porte est un gardien. Au greffe et au parloir meurt l’autorité masculine. À gauche et à droite, dans la première pièce du greffe, se trouvent deux portes. L’une est au bas d’un escalier ; l’autre ouvre sur un préau. Le seuil de l’une de ces portes franchi, les gardiens s’effacent pour faire place à la sœur de l’ordre de Marie-Joseph, vêtue d’une robe marron et d’un capuchon à revers bleu de ciel. La religieuse est désormais l’unique geôlier de la prisonnière.

C’est par la porte de l’escalier que je suis entrée. Au premier repos, on a ouvert une seconde porte. Celle-là était à claire-voie ; et je me suis trouvée dans un vaste corridor sur lequel, de trois en trois mètres, ouvrent d’autres portes qui, toutes, sont armées d’une grosse serrure, d’un verrou posé à l’intérieur, et d’une ouverture tantôt carrée et grillée, tantôt ronde et de la largeur d’une pièce de monnaie. C’est un judas, et le judas de l’autorité qui semble dire à la prisonnière qu’elle n’est jamais seule et que, à toute heure de nuit et de jour, on veille sur elle. Au bout de ce corridor, la religieuse qui nous conduisait, car la belle Marton était avec moi, ainsi qu’une autre femme qu’on appelle Madeleine la Chivotte – la religieuse, dis-je, s’est arrêtée devant une porte sur laquelle il y avait ce mot :

DÉPÔT

– C’est là que nous allons coucher, m’a dit la belle Marton. Ce n’est que demain qu’on nous donnera l’uniforme.

Puis, se penchant vers moi, elle m’a dit tout bas :

– Si vous avez de l’argent, cachez-le…

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