VIII

Antoinette avait donc été dirigée, en pleine nuit, pêle-mêle avec les voleurs, sur le dépôt de la préfecture de police. Ce fut une nuit infernale que celle qu’y passa la jeune fille.

Madeleine la Chivotte chantait des refrains obscènes, la belle Marton insultait la jeune fille et lui prédisait qu’elle serait condamnée à cinq ans. Le vieux voleur, celui qu’on appelait papa, fut obligé plusieurs fois d’intervenir pour protéger Antoinette. Antoinette se tordait les mains de désespoir, et elle ne put fermer l’œil de la nuit, on lui avait assigné pour lit un grabat dressé sur des planches devant lequel s’effacent, pour les prisonniers, toutes les distinctions sociales.

Enfin, le jour vint… Les voleurs arrêtés étaient au nombre de douze ou quinze. À huit heures du matin, on vint leur annoncer qu’ils allaient être interrogés sommairement par le juge d’instruction, et dirigés, s’il y avait lieu, les hommes sur Sainte-Pélagie et Mazas, les femmes sur Saint-Lazare. À ce nom, Antoinette se sentit frémir jusqu’à la moelle des os. Un jour, il y avait quelques mois, le petit père Rousselet, ce libraire infâme qui vivait des misères et des labeurs de la littérature, avait apporté à la jeune fille un roman anglais à traduire. Ce roman était l’histoire d’une jeune femme persécutée par son mari, et que ce dernier avait fait renfermer à Saint-Lazare. Les Anglais sont consciencieux et presque méticuleux en toutes choses ; ils se plaisent aux descriptions minutieuses et rigoureusement exactes. L’auteur du livre avait décrit Saint-Lazare avec une épouvantable vérité, et Antoinette avait eu de nombreux cauchemars tandis qu’elle traduisait cet ouvrage. Ce nom de Saint-Lazare eût donc achevé de l’épouvanter si déjà elle n’eût été livrée au plus violent effroi.

Les hommes, extraits un à un de la Conciergerie, parurent les premiers devant le juge d’instruction. Aucun d’eux ne revint. Puis ce fut le tour des femmes : Madeleine la Chivotte, d’abord, ensuite la mère des voleurs, enfin la belle Marton.

Antoinette demeura seule au dépôt l’espace de dix minutes environ. Alors, pour la première fois, elle respira et se sentit comme soulagée d’un poids énorme. Cette vermine humaine qui l’entourait depuis la veille avait enfin disparu. Le gardien qui vint la chercher à son tour ne put se défendre d’un certain étonnement. Malgré sa présence parmi les voleurs, malgré son arrestation, la jeune fille n’avait pu se départir de cet air de fierté et de décence qui avait un moment intéressé le commissaire de police et qui intéressait encore, en dépit de toutes les preuves qui semblaient l’accabler, le brigadier de sergents de ville qui l’avait arrêtée.

– Mais qu’avez-vous donc fait, malheureuse enfant ? lui demanda le gardien.

– Rien, répondit Antoinette, je suis une honnête fille, je suis victime d’un odieux guet-apens.

– Mais avez-vous quelqu’un qui puisse venir vous réclamer ?

– Oui, dit-elle, ma mère adoptive…

Le brigadier des sergents de ville était dans le couloir qu’on fit suivre à Antoinette pour la conduire à l’instruction.

– Courage, lui dit-il, le juge est un homme clairvoyant ; expliquez-vous bien… si vous êtes innocente, il vous mettra en liberté.

Ces paroles rendirent à Antoinette quelque confiance, et ce fut la tête haute, le front calme qu’elle parut devant le juge d’instruction. C’était un vieux magistrat qui avait une grande habitude de ses redoutables fonctions : il avait interrogé des milliers de criminels et il constatait avec douleur que rarement il avait rencontré des innocents. Comme cet autre magistrat dont parle Vidocq dans ses Mémoires, il reconnaissait un voleur de profession à la simple inspection de sa chaussure. À la vue d’Antoinette, il ne put se défendre d’un signe d’étonnement.

– Comment vous appelez-vous ? lui demanda-t-il avec bonté.

– Antoinette Miller, répondit-elle.

– Où demeurez-vous ?

– Rue d’Anjou, numéro 19.

Le magistrat avait sous les yeux le procès-verbal du commissaire de police.

– Comment vous trouviez-vous parmi des voleurs de profession et des femmes de mauvaise vie ?

– Monsieur, répondit Antoinette avec fierté, je suis la victime d’une machination infernale. Des gens que je ne connais pas m’ont fait tomber dans un piège et prétendent que je suis leur complice. Une femme que je n’ai jamais vue est venue me réclamer comme sa fille. Dieu m’a donné jusqu’à présent le courage de ne pas devenir folle, mais je crois que ma raison commence à être ébranlée.

Tandis qu’elle parlait, le magistrat avait sous les yeux le procès-verbal du commissaire de police qu’il lisait attentivement.

– Continuez, dit-il à Antoinette.

Alors la jeune fille rassemblant toutes ses forces, faisant appel à toute sa lucidité d’esprit, raconta succinctement, mais avec clarté et dans tous ses détails, son incroyable odyssée. Elle s’exprimait avec netteté et concision, et son accent avait un grand caractère de véracité qui ébranla le scepticisme du magistrat. Elle lui peignit son existence modeste et laborieuse, jusqu’au jour où M. Agénor de Morlux avait paru rechercher sa main. Elle lui récita presque mot pour mot cette lettre signée du baron de Morlux et qui avait été le point de départ de toutes ses infortunes de la nuit.

– Mademoiselle, lui dit enfin le magistrat, je vais envoyer rue d’Anjou-Saint-Honoré, je manderai cette dame que vous appelez Mme Raynaud et qui est, dites-vous, votre mère adoptive, et si elle me confirme vos paroles, vous ne trouverez plus en moi un juge qui condamne, mais un protecteur qui recherchera les coupables et vous mettra à l’abri de toute nouvelle tentative criminelle.

– Oh ! monsieur ! s’écria Antoinette, que vous êtes bon ! je suis sauvée !

Le juge d’instruction fit appeler un haut employé de police et lui donna l’ordre de se transporter lui-même avec un de ses agents, rue d’Anjou, 19, et lui ramener, sur-le-champ, Mme Raynaud. Puis il dit à Antoinette :

– On va vous reconduire au dépôt, mais pas pour longtemps, je l’espère.

Et il salua la jeune fille qui sortit de son cabinet le cœur plein d’espoir.

Une heure après, la fausse Mme Raynaud arriva. Les agents s’étaient transportés rue d’Anjou, on leur avait indiqué le logement de Mme Raynaud comme étant au troisième : là, ils avaient trouvé une vieille femme qui avait répondu à ce nom. Comment pouvaient-ils se douter que cette dame n’était pas celle dont se réclamait la pauvre Antoinette ?

La fausse Mme Raynaud sut se composer un visage bouleversé en entrant dans le cabinet du juge d’instruction.

– Madame, lui dit le magistrat, vous doutez-vous du motif qui m’a fait vous demander ici ?

– Hélas ! monsieur, répondit la vieille dame, je n’ose le deviner.

– Vous vous appelez Mme Raynaud ?

– Oui, monsieur.

– Vous avez été institutrice ?

– Pendant trente ans, et je le serais encore sans doute, si des revers de fortune…

– Passons. Vous habitez rue d’Anjou ?

– Oui, monsieur.

– Avec une jeune fille appelée Antoinette ?

– Oui, monsieur.

Ici la vieille dame parut se troubler de plus en plus.

– Ah ! dit-elle, la malheureuse… que lui est-il donc arrivé ?

– Continuez à répondre à mes questions, dit le magistrat. Cette jeune fille est orpheline ?

– Mais non, monsieur, elle a une mère… qui me l’a confiée autrefois.

– Ah ! dit le magistrat, c’est sans doute une femme du monde ?

La vieille dame leva les yeux au ciel :

– Mon Dieu ! dit-elle, vous aurait-elle menti à ce point ?

– Qu’est-ce donc que sa mère ?

– Une marchande à la toilette du quartier des halles qu’on appelle la Marlotte.

– Ah ! dit le magistrat, la Marlotte est sa mère ?

– Oui, monsieur.

– Cependant elle habite avec vous ?

– C’est-à-dire qu’elle est venue se réfugier chez moi, l’année dernière, en me disant que sa mère la maltraitait. Que voulez-vous, monsieur ? c’était ma meilleure élève autrefois, et je l’aimais comme mon enfant… Quand je l’ai vue venir tout en pleurs, je lui ai ouvert mes bras et ma maison… Elle gagnait sa vie, me disait-elle, et elle donnait des leçons de piano et de dessin.

Ici la vieille dame se mit à pleurer.

– Continuez, dit le magistrat.

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