VI

Rocambole passa auprès de Timoléon. Un homme qui a été de la police ou qui a eu maille à partir avec elle ne laisse jamais passer qui que ce soit auprès de lui sans le dévisager, comme on dit. C’est une habitude, et c’est à cette habitude, devenue presque machinale, qu’on a dû quelquefois l’arrestation d’un grand coupable, parvenu jusque-là à se soustraire à toutes les recherches. Timoléon regarda donc Rocambole.

Mais Rocambole se moucha bruyamment et hâta le pas. D’ailleurs, M. de Morlux ayant la jambe cassée, il était tout naturel qu’un homme portant le tablier d’uniforme des hôpitaux sortît de chez lui. Rocambole traversa donc l’antichambre sans avoir éveillé l’attention de Timoléon. Il arriva jusqu’à l’escalier.

Là, il trouva le valet qui avait, sans le savoir, apporté les vingt mille francs de chez le notaire. C’était pour Rocambole le cas ou jamais de se servir de ce don merveilleux de fascination qu’il possédait. Le naïf infirmier redevint tout à coup le hardi forçat Cent dix-sept, l’homme qui courbait sous son regard les plus mutins et les plus résolus. Et devant cet œil de feu, le valet détourna la tête. Mais Rocambole lui prit le bras et lui dit à voix basse :

– Un mot.

– Que voulez-vous ? dit le valet avec une émotion subite.

– C’est toi qui es allé chez le notaire ?

– Oui.

– Savais-tu ce que tu rapportais ?

Le valet tressaillit.

– Pourquoi me demandez-vous cela ? dit-il.

– Mais, répondit Rocambole, uniquement pour savoir, voilà tout.

Et, sans affectation aucune, il tira les billets de sa poche et se mit à les chiffonner. Le valet tressaillit de nouveau.

– Écoute, mon garçon, je parie que si tu avais seulement la moitié de cette somme…

Et son regard pesa plus fort sur le valet, qui balbutia :

– Que voulez-vous donc dire ?

– C’est gentil, vingt mille francs, dit Rocambole. Avec cela on entreprend un petit commerce.

Le valet regardait toujours les billets avec une sorte d’avidité vertigineuse. Rocambole reprit :

– Je gage que si tu avais su ce qu’il y avait dans l’enveloppe que t’a remise le notaire, tu aurais fait demi-tour à gauche.

– Monsieur !

– Il est donc bien heureux que tu ne l’aies pas su, car tu aurais eu certainement, tôt ou tard, des démêlés avec la justice, tandis que tu peux gagner honnêtement cette somme.

Le valet de chambre fit un pas en arrière. Rocambole prit un des billets et le lui mit dans la main.

– Voilà pour m’écouter, dit-il.

Le valet se planta sur ses deux pieds et attendit. L’escalier était désert.

– Veux-tu être mon esclave pendant vingt jours, dit Rocambole, et les vingt mille francs sont à toi ?

– Mais qui donc êtes-vous ? balbutia le valet.

– Un homme qui paie bien. Cela doit te suffire. Comment te nommes-tu ?

– Germain.

Et Germain ne rendit pas le billet de mille francs.

– Je veux voir et entendre ce qui se passera et ce qui se dira dans la chambre de ton maître, poursuivit Rocambole, qui sentait bien que cet homme lui appartenait déjà corps et âme.

– Quand ? demanda le valet.

– Tout de suite. Il y a un second billet en sortant, si je n’ai été ni rencontré, ni vu.

– Venez avec moi, dit le valet.

Il entraîna Rocambole jusqu’au bas de l’escalier, lui fit parcourir le vaste vestibule de l’hôtel, ouvrit une petite porte et lui montra les premières marches d’un escalier de service.

Au premier étage de cet escalier se trouvait un long corridor. À l’extrémité de ce corridor était le cabinet de toilette du baron. Cette pièce, dans laquelle Rocambole et son conducteur entrèrent sur la pointe du pied, communiquait avec la chambre à coucher par une porte dont la partie supérieure était vitrée. Le valet posa sans bruit un tabouret devant la porte, afin que Rocambole pût arriver jusqu’aux carreaux.

– C’est bien, fit celui-ci d’un geste.

Et il monta sur le tabouret et renvoya le valet de chambre. Puis il regarda et écouta.

Tandis que celui qu’il appelait le maître épiait la conversation de Timoléon avec les deux frères de Morlux, Milon, caché dans un fiacre, attendait à quelque distance, dans la rue de l’Université.

Il attendit longtemps ; il s’écoula même près de deux heures. Mais enfin Rocambole reparut, sauta dans le fiacre et dit au cocher :

– Rue d’Anjou !

En même temps il se débarrassa à la hâte de son tablier d’infirmier des hôpitaux.

– Eh bien ? fit Milon anxieux.

– Je te répondrai quand nous serons à la rue d’Anjou, répondit Rocambole qui paraissait fort agité.

– Vous savez où est Antoinette ?

– Oui.

Milon respira. Rocambole ajouta :

– Et j’aimerais mieux ne pas le savoir.

– Que voulez-vous dire, maître ?

– Rien. La partie est engagée, il faut la gagner ; mais nous avons affaire à une forte partie.

– Ah ! les misérables ! hurla Milon qui se prit à grogner comme une bête fauve blessée.

– Ils ont à leur service un homme qui est presque de ma force, dit Rocambole.

– Qui donc ?

– On l’appelle Timoléon.

– Il me semble que j’ai entendu parler de cet homme au bagne.

– C’est tout naturel, mais ce n’est pas de lui qu’il s’agit… du moins pour le moment.

À mesure que le fiacre marchait, Rocambole témoignait une impatience plus vive. Milon n’osait plus l’interroger. Il n’était pas huit heures, lorsque Rocambole et Milon avaient quitté la rue d’Anjou pour courir chez le docteur Vincent. Maintenant il était près de midi.

– Pourvu que nous arrivions à temps ! dit le maître.

– Mais que se passe-t-il donc rue d’Anjou ?

– Si nous arrivons trop tard, murmurait Rocambole comme se parlant à lui-même, il ne faudra plus compter sur la justice : il faudra faire nous-mêmes nos affaires.

Et le fiacre s’arrêta rue d’Anjou et Rocambole s’élança sous la porte cochère. Le père Philippe se précipita hors de la loge, le visage rayonnant.

– Elle est retrouvée ! dit-il.

Milon jeta un cri de joie, mais Rocambole pâlit et dit au père Philippe :

– Est-elle ici ?

– Non, mais elle a envoyé chercher Mme Raynaud.

– Par qui ?

– Par une vieille dame qui est la dame de compagnie de la tante de M. Agénor, et l’a fait monter en voiture. C’est ma femme qui l’a accompagnée.

– La vieille dame ?

– Non, Mme Raynaud, mais elle va revenir, et elle ramènera Mlle Antoinette.

– Et la vieille dame ?

– Ma foi ! dit le père Philippe, il y a un peu de micmac dans tout ça, et si la vieille dame n’avait apporté une lettre de Mlle Antoinette…

– Ah ! elle a écrit ! dit Milon joyeux.

Rocambole le regarda de travers.

– Oui, reprit le père Philippe, il paraît que le père de M. de Morlux fait des difficultés pour son mariage. Alors M. Agénor a enlevé Mlle Antoinette, en tout bien, tout honneur, par exemple ! et il l’a conduite chez sa tante.

– Après ? fit Rocambole.

– La vieille dame est donc demeurée là-haut tandis que Mme Raynaud et ma femme s’en allaient à Passy, car c’est là que la tante de M. Agénor habite.

– Alors elle est en haut, dit Rocambole qui eut un frisson d’espoir.

– Non, elle vient de sortir avec deux messieurs décorés qui sont venus tout à l’heure et qui connaissaient bien la maison, sans doute, car ils sont montés tout droit chez Mme Raynaud sans rien me demander. La vieille dame est redescendue avec eux et elle m’a dit en passant :

– Ne soyez pas inquiet, je serai bientôt de retour.

Les messieurs avaient une voiture à la porte ; elle est montée avec eux.

– Eh bien ! dit froidement Rocambole, savez-vous où elle est allée ?

– Non, monsieur.

– Elle est allée à la préfecture de police et de là vers le juge d’instruction.

– Mais pour quoi faire ?

– Pour faire envoyer Mlle Antoinette à Saint-Lazare, répondit Rocambole avec un accent de rage. Timoléon a la première manche, et nous sommes roulés comme des enfants !

Milon tournoyait sur lui-même, anéanti par ce terrible mot de Saint-Lazare.

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