VII

Qu’était-ce que cette vieille dame qui était venue chercher Mme Raynaud ? C’est ce que nous allons expliquer succinctement.

Timoléon, en mettant à exécution le plan d’enlèvement qu’il avait conçu, avait tout prévu. Le témoignage des voleurs affirmant qu’ils connaissaient Antoinette, la prétendue mère venant la réclamer, tout cela était bien suffisant pour le commissaire de police. Mais, aucun inculpé n’est dirigé du dépôt de la préfecture sur une prison quelconque sans être interrogé par le juge d’instruction, et il était possible que devant ce magistrat Antoinette donnât de tels détails, en indiquant son domicile et les personnes qui pouvaient répondre d’elle, que sa liberté fût ordonnée sur-le-champ. Il allait donc parer à cette éventualité.

Donc, à huit heures et demie du matin, au moment où Rocambole et Milon venaient de quitter la rue d’Anjou, une voiture de maître s’arrêta devant la porte du numéro 19, et une dame de soixante ans environ en descendit. Le père et la mère Philippe étaient encore tout bouleversés. La dame, qui avait un air bien honnête et bien respectueux, entra dans la loge d’un air mystérieux.

– Mes bons amis, dit-elle, je suis la dame de compagnie de Mme la comtesse de Maulincourt, la tante de M. Agénor de Morlux.

Les concierges tressaillirent à ce nom, et celui d’Antoinette vint à leurs lèvres, en dépit des recommandations formelles de Rocambole.

– C’est justement de la part de Mlle Antoinette que je viens.

– Vous l’avez vue, exclama la mère Philippe.

– Sans doute, elle est chez Mme la comtesse. Mais, dit la vieille dame, conduisez-moi vite chez Mme Raynaud, afin que je la rassure ; je vous expliquerai cela là-haut.

La mère Philippe avait lestement monté l’escalier et la visiteuse, en dépit de son âge, avait le pied léger.

– Madame, madame, dit la mère Philippe en entrant, voici des nouvelles de Mlle Antoinette.

Mme Raynaud se leva vivement de son fauteuil. La pauvre femme pleurait. La visiteuse renouvela l’annonce de sa qualité et dit en souriant :

– Mlle Antoinette sera dans trois semaines la baronne de Morlux, et dans une heure, madame, elle sera dans vos bras.

– Mais que s’est-il donc passé ? demanda Mme Raynaud.

– Voilà ce que Mlle Antoinette vous explique en peu de mots, répondit la dame à l’air respectable.

Et elle tendit une lettre à Mme Raynaud, qui y voyait à peine, mais qui reconnut néanmoins ou crut bien reconnaître l’écriture d’Antoinette. Cette lettre était ainsi conçue :

« Ma chère maman,

« Je suis prisonnière chez Mme de Maulincourt, la tante d’Agénor et ma tante aussi bientôt. Une forte difficulté s’oppose à mon mariage et à ma mise en liberté. Toi seule peux la lever : il faut que tu viennes. Enveloppe-toi dans mon manteau fourré, qui est bien chaud. Fais-toi accompagner par la bonne mère Philippe et viens. Je ne veux pas t’en dire davantage.

« Ta fille chérie,

« ANTOINETTE.

« P.-S. – Mme Auger, la dame de compagnie de la comtesse, a donné rendez-vous chez nous, c’est-à-dire dans notre appartement, à l’oncle paternel d’Agénor, M. le comte de Morlux.

« Mais le vicomte est un homme inexact, qui se fait quelquefois attendre trois heures, et j’ai hâte de te voir.

« Monte dans la voiture de la comtesse avec la bonne Philippe, et laisse Mme Auger au coin du feu. Cette entrevue qu’elle doit avoir avec le vicomte est très importante, il s’agit de mon cher Agénor et de moi.

« Adieu encore. »

Mme Raynaud avait lu avec quelque difficulté ; mais la mère Philippe, qui avait été établie jadis et savait tenir des écritures, au besoin, l’avait aidée. L’écriture d’Antoinette était si bien imitée que la mère Philippe s’y trompa.

Comment avait-on pu opérer ce faux ? Agénor avait eu l’imprudence de confier à son père la première lettre d’Antoinette, cette lettre pleine de fierté qu’accompagnait le billet de mille francs restitué. Timoléon avait été jadis condamné comme faussaire, et imiter la première écriture venue était pour lui un jeu d’enfant. La falsification, grossière en apparence, devait réussir infailliblement auprès des deux femmes âgées et simples comme la pauvre institutrice et sa concierge. Et puis, comme avait dit cette dernière, la dame qui venait de la part d’une comtesse avait un air si sérieux et si respectable.

Mme Raynaud s’habilla donc à la hâte, le cœur plein de joie. La mère Philippe, elle, jeta sur ses épaules un châle tartan et se coiffa d’un bonnet à rubans ; et dix minutes après elles montaient toutes deux dans la prétendue voiture de Mme la comtesse de Maulincourt. C’était une fort belle voiture, du reste, un coupé trois quarts, attelé d’un magnifique trotteur : il y avait sur le siège, à côté du cocher, un groom en livrée blanche à parements rouges. La mère Philippe avait jugé tout cela d’un coup d’œil, et si elle eût manqué de confiance, la vue d’un aussi luxueux équipage eût dissipé ses moindres craintes. Tandis que le coupé partait, celle que la lettre désignait sous le nom de Mme Auger s’installait au coin du feu, dans l’appartement de Mme Raynaud et d’Antoinette. Le premier acte de la comédie était joué et avait pleinement réussi. Restait maintenant le second.

Peu après le départ de sa femme et de Mme Raynaud, le père Philippe vit venir à lui deux jeunes gens que leur mise désignait comme des domestiques en congé ou sans place, c’est-à-dire qu’ils avaient gardé sous leur redingote le pantalon noisette serré au genou et boutonné à la cheville.

– Balthazar est-il à son écurie ? demanda l’un d’eux.

Balthazar était un cocher de la maison ; car il y avait deux écuries dans la cour du numéro 19.

– Il vient de sortir, répondit le père Philippe.

– C’est un camarade, reprit celui des deux jeunes gens qui avait pris la parole. Nous avons été longtemps dans la même maison, et nous sommes du même pays. Je pars ce soir et je voudrais lui demander ses commissions.

– Je ne crois pas qu’il rentre avant dix heures, reprit le père Philippe.

– C’est égal, nous l’attendrons.

On s’installa d’abord sous la porte cochère, puis dans la loge, puis le prétendu pays de Balthazar offrit un litre de vin chez le marchand de vin du coin.

Le père Philippe avait fini ses escaliers, la maison était tranquille ; il ne venait presque jamais personne frapper au carreau dans la journée. Enfin, l’heure du facteur était passée. Le père Philippe, qui n’avait jamais refusé une tournée, ferma donc sa loge et suivit ses nouvelles connaissances. On s’installa dans le classique cabinet, on but une bouteille de blanc, puis un cognac, puis deux ; il s’écoula une petite heure.

Pendant ce temps, un troisième personnage, en bras de chemise, en veste d’écurie, la tête coiffée d’un cône à rubans gris, fumait en nettoyant un mors de bride sur le pas de la porte du numéro 19. On eût dit un cocher de la maison. Si le père Philippe était rentré en ce moment-là, cet homme, que personne ne connaissait, se serait borné à dire qu’il attendait Nicolas. Nicolas était le cocher de l’autre écurie. Et tandis que le père Philippe buvait un troisième verre de cognac, un fiacre s’arrêta devant la porte et deux messieurs décorés en descendirent.

Le premier, trouvant la porte fermée, dit à cet homme qui nettoyait le mors de bride.

– Où est le concierge ?

– Il est sorti. Que demande monsieur ? répondit le faux palefrenier.

– Mme Raynaud.

– C’est au troisième, la porte à droite.

– Merci.

Et les deux messieurs montèrent et sonnèrent. La fausse Mme Raynaud vint ouvrir.

– Mme Raynaud ! répéta l’un des visiteurs.

– C’est moi ! dit la vieille dame.

– C’est bien vous qui avez avec vous une jeune fille du nom d’Antoinette ?

– Oui, monsieur, répondit-elle en manifestant sur-le-champ une vive émotion.

– Alors, madame, veuillez nous suivre, ajouta l’un de ces messieurs, qui tous deux étaient attachés au Parquet.

En même temps, le faux palefrenier s’esquivait, et les prétendus amis de Balthazar le cocher payaient la dépense et disaient au père Philippe, qui regagnait sa loge en toute hâte, qu’ils reviendraient dans une heure.

Le père Philippe avait donc vu la vieille dame redescendre avec les deux messieurs décorés et monter avec eux dans le fiacre. Quant à Rocambole, il voulut monter dans l’appartement de Mme Raynaud. La vieille dame avait emporté la clé, mais le père Philippe en avait une autre.

La lettre signée d’Antoinette était demeurée tout ouverte sur la cheminée. Rocambole la lut, puis il regarda Milon.

– Ils sont forts, mais je le suis aussi.

Milon s’arrachait les cheveux.

– Imbécile, lui dit Rocambole, tu en as vu bien d’autres avec moi.

– C’est vrai, murmura Milon.

– Eh bien ! obéis, et ne cherche pas à comprendre.

– Que faut-il faire, maître ?

– Tu vas partir pour Rennes, aujourd’hui même.

– Bien.

– Tu tâcheras de retrouver M. Agénor de Morlux, tu lui diras que tu es Milon. Ce lui suffira. Et puis, tu le ramèneras à Paris sans lui dire autre chose que ceci : « Antoinette court un grand danger. » En montant en voiture, tu adresseras une dépêche au major Avatar, pour que je sache l’heure de votre arrivée. Le reste me regarde.

– J’obéirai, dit Milon.

– Mon petit Timoléon, murmura Rocambole, tu te repentiras du jeu que tu as voulu jouer.

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